D’après un premier film de Richard Fleischer, La Fille sur la balançoire, Claude Chabrol réutilise un fait divers et tire de la romance sociale un véritable portrait familial et régional. Le dernier film du réalisateur le plus mordant de France aborde une nouvelle fois la distinction sociale, la terrible dégradation de la bourgeoisie, et, finalement, la dualité de chaque innocent ou de chaque coupable « de naissance ». Avec une distribution aussi inattendue qu’admirable, La Fille coupée en deux sera définitivement classé dans les grands crus chabroliens au bouquet jauni.
Claude Chabrol fait partie de ces réalisateurs dont on peut suivre l’évolution et les permanences sur plus de cinquante ans avec netteté : dans son dernier opus, on retrouve les couleurs ocres des Biches, symboles de l’ambiguïté sexuelle, la bourgeoisie lyonnaise et décadente de Betty et l’éternelle thématique de la lutte des classes. Mais, chez Chabrol, tout le monde en prend pour son grade et la pureté n’existe que pour se révéler calcul plus noir, ou plus faible.
Gabrielle Deneige la bien-nommée est présentatrice météo sur une chaîne régionale. Tout le monde la connaît par son sourire niais, ses phrases toutes faites. Elle n’existe donc au départ que dans le regard d’autrui, un autrui spectateur : comme dans La Cérémonie, la télévision joue d’ailleurs un rôle d’anti-médiation, d’anti-transmission mais d’image fixe, à avaler telle quelle par des yeux qui regardent des nuages et des soleils sur une carte de la même façon qu’ils regardent sa présentatrice. Le diptyque chabrolien n’est toujours pas le bien et le mal mais le féminin et le masculin, fondateurs de toute révélation psychologique. Gabrielle est belle, désirable et désirée : elle vit chez sa mère (magnifique Marie Bunel que l’on retrouve depuis Une affaire de femmes), sans enfant ni père, sans passé ni avenir. Elle rencontre justement dans l’univers falsifié de la télévision l’image du père : Charles, écrivain à succès reconnu par la critique et le public, invité de marque qui se joue des questions d’un journaliste qui n’a visiblement pas ouvert un livre, en tout cas pas le sien. « Qu’est-ce qui vous motive ?» lui demande-t-il… « le contact avec la réalité (…) je me demande si la société française se dirige vers le puritanisme ou la décadence. » Les deux, mon général ?
C’est à ce moment qu’intervient le troisième larron, une sorte de dindon de la farce, vêtu de polos multicolores qui le définissent avec ses manières : Paul Gaudens, fils d’une grande famille, qui résume celle-ci. Bourré de tics et d’expressions hasardeuses, le statut de Paul est déterminé par son attitude. Rejeton d’une lignée qui s’est assise sur des lauriers financiers et temporels, il arbore une mèche blonde aussi détonante, aussi infime qu’un début de gangrène. Il vit dans un palace de banlieue, a grandi dans un cocon en dehors de la ville, en dehors du reste du monde : sa mère, une protectrice née de l’héritier du nom, et d’une culture, ressemble beaucoup à Madeleine Robinson dans À double tour dans sa représentation de la décadence. Car la femme ‑en l’occurrence la mère et les deux sœurs de Paul- ne sont pas nécessairement des colombes salies. Elles sont souvent, comme chez les Gaudens, à l’arrière-plan. On les entend parler sans les comprendre, on les voit jouer au scrabble ou jardiner sans que leurs actions ne portent à conséquence. Le palace n’est pas le royaume du vide, c’est un royaume qui s’est coupé de la société et donc de la réalité.
Et comme l’avait dit Chabrol, « la bourgeoisie s’invente des problèmes de cul parce qu’elle n’a pas de problèmes de fric » : l’amour, la sexualité, la possession de la femme, voilà l’enjeu des deux hommes, Paul et Charles ‑les mêmes prénoms que les Cousins des années 1950. Charles a l’argent et la reconnaissance intellectuelle. Paul a l’argent et le désir d’aimer, comme une tâche de pureté, d’innocence ou de sentiment dans un monde de règles. Coupée en deux par deux hommes, Gabrielle le sera aussi au moment du jugement final. Renier son véritable désir par avidité et par bienveillance, ou faire éclater au grand jour sa nature d’amoureuse détruite. Elle aime Charles, se marie avec Paul. Elle est aussi coupée en deux car elle ne choisit que sous la contrainte, et la liberté qu’elle utilise parfois conduit toujours à l’erreur. C’est, comme toujours, l’argent qui a mis son grain de sel. C’est, comme toujours, l’amoralité qui gagne.
Du point de vue technique, on notera, comme dans son dernier film, L’Ivresse du pouvoir, un travail remarquable sur le montage ‑rendons hommage à la récurrente Monique Fardoulis- : dans le faux calme, la fausse linéarité tranquille, le montage se joue des oppositions, des remises en question, de la logique dramatique trop simple d’une histoire d’amour ratée que Chabrol n’a adaptée que pour poursuivre sa fresque sociale. Cette dernière passe par tous les éléments du cinéma : le cadre, qui balaye ses objets avant de s’attarder sur un détail (une couleur, un tic, un rire), cassant le rythme, les dialogues, toujours drôlissimes. On nous livre ainsi quelques expressions savoureuses telles que le « bocal à couilles », bar huppé où s’organisent des parties pas tellement fines. Car La Fille coupée en deux, avec tout ce qu’elle comporte de noir, est bien une comédie grinçante. Le trio d’acteurs est, par ailleurs, impeccable : Ludivine Sagnier, la nymphette barbie, joue avec autant de naturel et d’émotion l’amante que l’abandonnée. François Berléand est, comme toujours, magistral dans le registre du pervers cynique et faible. Et la surprise du chef est un Benoît Magimel sensible bien que ridicule, mais surtout hilarant dans le rôle du loser vestimentaire et sentimental un brin dégénéré. Beaucoup plus inspiré que dans ses premières collaborations avec Chabrol, il donne une épaisseur réelle à un fantôme social, un condamné d’avance.
Fausses ingénues, fausses mangeuses d’hommes, faux protecteur (Charles) qui trompe sa femme mais ne la quitte pas parce qu’il « n’a rien à lui reprocher»… Chabrol distille son humour légendaire pour pointer du doigt les vrais médiocres. La sexualité n’est jamais la passion romantique, elle fait naître l’amour et met en exergue ce qui va le détruire, la jalousie et le désir de possession unique. Plusieurs fois dans le film, une cloche (le glas ? le tocsin ?) sonne comme pour annoncer une mort prochaine. Dans le monde de Chabrol, on rit toujours en attendant la mort. Elle n’arrivera pas de sitôt à ce cinéma-là. Quelle que soit l’époque, Chabrol a toujours été grinçant, brillant, juste, dans l’air du temps également. Monsieur, je vous aime.