Elle trottine dans les grands et froids couloirs de Versailles, les yeux mi-clos, quelques mèches de cheveux rebelles dans une coiffure pourtant impeccablement maîtrisée. Elle a la mine ébahie de ces adolescentes éperdument amoureuses dont le cœur bat la chamade au simple souvenir d’un soupirant. Adolescente, elle l’est, tout entière dévouée aux préoccupations des filles de son âge. Pourtant, c’est une Reine, responsable de son pays et de son peuple. Et pas n’importe laquelle : la plus haïe, la plus vilipendée de l’Histoire, symbole de la fin de la monarchie et de ses privilèges. Elle s’appelle Marie-Antoinette et, sous les traits de Kirsten Dunst, trouve une place aussi évidente qu’inattendue dans la filmographie d’une autre Princesse de cinéma au sang royal : Sofia Coppola.
En deux films (Virgin Suicides et Lost in Translation), Sofia Coppola est passée du statut de fille à papa bonne à rien (voir comment les critiques se sont déchaînés sur sa prestation dans Le Parrain III) à celui de jeune réalisatrice à l’univers très personnel et singulier, subtile et savoureuse exploration du spleen teenage où la mort, a priori si étrangère aux chroniques adolescentes, apparaît subitement telle une fleur séchée dans un journal intime.
La voir s’attaquer aux lourdeurs techniques et à la complexité narrative du film historique a, à première vue, de quoi surprendre. Pourtant, dès les premières minutes de Marie-Antoinette, l’évidence saute aux yeux. L’Autrichienne, proclamée Dauphine de France à 14 ans, exilée dans un monde totalement étranger dont elle ne maîtrise aucun code, est bel et bien une héroïne de Sofia Coppola, qui va s’attacher à dresser le portrait tragique d’un destin sacrifié. D’emblée, la cinéaste choisit de nous rendre la future Reine très sympathique. Elle est jeune et jolie, elle n’a que faire des protocoles et autres courbettes liées à son rang, elle n’est qu’une enfant dont les principaux soucis se résument à faire le bonheur de son entourage immédiat (sa mère, son époux) et, malgré tout, vivre pleinement son apprentissage des choses de la vie, si possible en compagnie de sa bande de copines.
À ce stade, les historiens et autres ayatollahs de la véracité historique la plus stricte ont déjà grincé des dents et fait claquer leurs sièges, d’autant plus que Coppola, si elle ne néglige en rien le soin apporté aux décors et costumes (une opulence de moyens miraculeusement filmés avec la légèreté soyeuse qui faisait déjà la marque de ses deux précédents long métrages) assume ses anachronismes. Loin de trahir la crédibilité de l’entreprise, la bande-son (du rock 80’s la plupart du temps) impose une vision résolument vivante de son sujet, soulignant ainsi l’intemporalité des préoccupations de son héroïne, la précipitant dans un mouvement caractéristique tant de ce qui se joue à l’écran que de ce qui fait le style Coppola : affranchie de toute contrainte, libérée des pesanteurs formelles inhérentes à ce genre de projet, elle fait de sa Marie-Antoinette un être profondément charnel et vivant, autour duquel la mort, inéluctable, attend son heure. De ce décalage poignant, Sofia Coppola tire des scènes d’anthologie, dont un bal masqué rythmé par les mélodies de New Order et Siouxsie and the Banshees, d’une modernité affolante et pourtant plus révélatrice des coulisses de la Cour que nombre de films sur le sujet.
Si Sofia Coppola inscrit sa Marie-Antoinette dans la droite lignée de ses précédentes héroïnes, elle n’en néglige pas pour autant le contexte historique et ce, en choisissant de le maintenir en hors champ. Le film ne nous dit rien ou presque de ce qui se passe en dehors de la Cour et pourtant, la Révolution en marche transpire des murs du château de Versailles : la décadente opulence des repas royaux, les fêtes orgiaques, la débauche de tissus et de bijoux s’étale à l’écran comme un doigt d’honneur adressé au peuple. La violence est bien là, inouïe, et la cruauté du film réside dans le choix de Coppola de conclure son portrait sur le départ précipité du couple royal. La réalisatrice sait que le spectateur connaît les circonstances de la mort de Marie-Antoinette. Surtout, elle a conscience de ce que la Reine, en tant que figure historique, représente pour l’opinion générale. Son choix d’évincer les questions politiques est délibéré : le peuple, c’est nous, spectateurs conscients de l’inéluctabilité du destin de Marie-Antoinette, jamais dupes de ce que cache la frivolité de la Cour. Inutile alors de montrer des têtes coupées : du début à la fin, l’insouciance affichée de la Reine vacille sous le poids de ce que nous savons, et chaque sourire de Kirsten Dunst se teinte d’une mélancolie à la gravité d’autant plus bouleversante que la comédienne, exceptionnelle de bout en bout, parvient à faire cohabiter dans sa Marie-Antoinette un formidable appétit de vie et une certitude presque inconsciente que rien de tout cela ne va durer.
Chronique peu ordinaire du passage de l’enfance à l’âge adulte, Marie-Antoinette se termine sur un court plan fixe d’une beauté dévastatrice : la chambre royale, détruite suite au passage du peuple, symbole de la fin de l’insouciance. La fête est finie, les jouets sont cassés. Marie-Antoinette et Louis XVI (incarné avec un émouvant mélange d’humour et de dignité par Jason Schwartzman, cousin de la réalisatrice) ont quitté le château, enfin adultes mais trop tard, en route vers leur funeste destin. Élégant et délicat tels les macarons dont s’empiffrent les personnages tout au long du film, Marie-Antoinette se conclut sur une sacrée gueule de bois, un coup de poing dans un gant de velours. « Aidez-nous, Mon Dieu, car nous sommes trop jeunes pour gouverner », soupire Louis XVI à la mort de son père. Un éclair de lucidité dans un océan de vacuité, dont Sofia Coppola parvient à faire ressortir toute l’humanité et la souffrance. Un tour de force.