« Toute ressemblance serait, comme on dit, fortuite »… nous assène-t-on dès les premières images. Il serait en effet bien injuste de ne voir en L’Ivresse du pouvoir qu’un film politique et redresseur de torts. L’affaire (Elf ou pas) est une toile de fond. Claude Chabrol, comme à son habitude, nous plonge dans un monde complexe, où la simplicité d’une construction scénaristique limpide (une juge brandit l’étendard de la justice et tente de détruire l’installation de l’impudence) est bien vite brouillée par le fourmillement cinématographique qui orne chaque plan. Rien n’est clair, comme toujours. Ce film est une leçon sur le rattachement obligatoire de l’image à la parole, de l’arrière-plan à l’évidence. Pour dérouter, certes. Pour montrer aussi.
Tout est jeu dans ce film, on nous invite à l’observation attentive. Sur les dimensions géométriques de chaque image tout d’abord : tous les personnages sont placés dans le cadre comme dans un statut social strict et figé. Humeau, politicien véreux dont la confortable place est malmenée par la volonté farouche de Jeanne, se trouve en haut d’un building, comme inatteignable, filmé en panorama dans cette tour d’ivoire. Plus dure sera la chute : il ne nous est présenté en position de supériorité que pour rendre sa chute, représentée par la descente en ascenseur, plus mémorable. La position des corps est essentielle tout au long du film : chaque personnage se reconnaît à ses positions et à ses propres mouvements. Si ses proies apparaissent très rapidement comme des inférieurs assis ou couchés, voire des victimes selon la tradition d’ironie de Claude Chabrol, Jeanne est debout, gantée de rouge et vêtue de noir, supérieure, face à une caméra lointaine alors que les hommes qu’elle traque sont tous de profil ou de dos ; elle incarne une sorte de Jeanne d’Arc prête à tout donner pour défendre ce qu’elle a choisi : la justice.
La juge supplante donc physiquement et psychologiquement son entourage professionnel et personnel. Mais la simplicité n’étant pas du monde chabrolien, le sens délivré par les positions physiques n’est que passager. L’Ivresse du pouvoir va en fait s’attacher à détruire progressivement l’image des humains en présence par leur rôle dans l’image elle-même, toujours parallèlement. Jeanne est incapable de parler d’égale à égal avec un accusé comme avec son mari : elle crée solitairement sa supériorité qui, de plus en plus méprisée, devient vaine. Claude Chabrol fait ainsi la distinction entre la justice appliquée aux autres et celle, plus trouble, appliquée à soi-même. La prétendue figure de la justice incarnée par Jeanne Charmant Killman possède une ambivalence plus difficile à débusquer et qui nécessite un arrière-plan complet et détaillé.
Elle descend donc, petit à petit et symboliquement : sa fierté de « n’avoir pas fait les grandes écoles », d’être sortie d’un milieu modeste, devrait selon elle la rendre invincible. Travaillant dans un minuscule bureau dont la peinture s’écaille à la vitesse de la lumière, elle est débout mais enfermée, confinée dans un espace beaucoup plus carcéral que celui de la Santé. Elle est d’ailleurs filmée par deux fois au travers d’un aquarium, symbole chabrolien par excellence (on peut revoir Betty par exemple) de l’aliénation, de la perte de soi. Elle croit s’affirmer, on la fait taire, en haussant son piédestal : le bureau devient plus grand, plus luxueux, mais tout aussi cloisonnant. On lui envoie également une rivale, Erika, qui perçoit parfaitement les failles de Jeanne et mérite alors d’être son égale : là encore, la géométrie fait sens. Erika et Jeanne ont la même taille, sont à la même hauteur, toujours filmée en binôme, tout d’abord comme des concurrentes puis comme deux femmes complémentaires. Et la seule relation humaine réussie de Jeanne est celle où cette dernière a accepté de reconnaître autrui.
L’Ivresse du pouvoir aime à changer de certitudes. Jeanne applique la justice mais, obsédée par son but, devient de plus en plus bestiale, de plus en plus inconsciente du monde qui l’entoure. Et, comme souvent chez Claude Chabrol, l’impuissance psychologique passe par la frigidité, voire l’asexualité. C’est dans l’intimité que son personnage dévoile son ambiguïté : elle tourne le dos à son mari. La caméra s’approche d’elle lors des scènes de couple pour mieux montrer le refus de Jeanne d’un partage, et l’annihilation de la sphère privée par la sphère professionnelle. Isabelle Huppert joue le rôle d’une juge : elle a pourtant toutes les caractéristiques de la criminelle, déclinée entre Violette Nozière et La Cérémonie. Elle est une sorte de clin d’œil humoristique de Chabrol. La lumière, très vive quand Jeanne se trouve dans un environnement professionnel, s’assombrit dès qu’elle enlève son manteau. Mais le réalisateur ne manque pas non plus d’humour pour montrer, lors de dialogues particulièrement mordants, que la frustration sexuelle est un des catalyseurs de l’obsession : devant l’étonnement d’Humeau face à la taille de Jeanne, cette dernière lui répondra que « la compétence ne se mesure pas au nombre de centimètres ».
La caméra de Claude Chabrol ne porte pas de jugement : elle construit avec invention et minutie des portraits. Il n’y a pas d’idéologie derrière, juste l’idée du brouillard qui entoure l’être humain que l’on ne peut disperser qu’en analysant son rapport à autrui. L’image est ici le vecteur de l’analyse, grâce à une construction précise et à l’abondance de détails bien sentis. On retrouve avec plaisir François Berléand en malfaiteur criblé de tics et de faiblesses physiques ; l’acteur conserve toujours cet humour qui parvient à faire d’un médiocre un personnage plus comique que ridicule. Les seconds rôles sont tout aussi réussis, notamment grâce à Thomas Chabrol qui joue parfaitement l’énarque détaché et à Robin Renucci, qui interprète avec justesse et émotion le mari abandonné de Jeanne, livré à ses propres démons tant son épouse est incapable de vivre à deux. Isabelle Huppert, avec la froideur dont elle a fait son fonds de commerce, incarne cette Eva Joly de fiction avec l’habitude de ce genre de rôle. Ce n’est pas très original mais propre. C’est bien Isabelle Huppert en somme. Et bien du Chabrol aussi. Mais un bon cru.