Après Envies de justice (1999) et À côté (2007) où elle restait au seuil de la prison, Stéphane Mercurio pénètre cette fois-ci à l’intérieur du monde carcéral avec un projet ambitieux : dresser une cartographie filmique des lieux d’enfermement en France. Dans les pas du contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL), autorité administrative indépendante, la réalisatrice trouve un chemin d’accès rarement emprunté dans le documentaire carcéral, en n’étant ni « du côté » des détenus, ni de celui de l’institution. À l’ombre de la République, résultat de cette longue enquête, porte les voix de ces contre-espaces : détenus, patients, délinquants, mais aussi surveillants et personnels médicaux. Une seule fait défaut, celle de la réalisatrice, effacée derrière la figure emblématique de Jean-Marie Delarue, et elle nous manque parfois pour démêler cet écheveau de témoignages.
La prison est devenue ces dernières années un filon aussi bien exploité par le cinéma de fiction que par le documentaire – César doit mourir des frères Taviani, Ours d’or à Berlin cette année, La Bocca del Lupo de Pietro Marcello (2009), Prisonniers de Beckett de Michka Saäl (2005) ou encore en France, 9m² pour deux, de Joseph Cesarini et Jimmy Glasberg (2005) – donnant lieu à des œuvres d’une rare acuité et d’une belle complexité sur un univers souvent réduit par les médias à quelques traits grotesques. Jusqu’à présent, rares étaient les films qui parvenaient à échapper à la fois aux fantasmes que suscite le monde carcéral et aux discours qu’il produit. C’est pourtant le pari qu’a fait Stéphane Mercurio en suivant pas à pas Jean-Marie Delarue et son équipe, jouissant d’une totale indépendance pour contrôler les conditions d’incarcération à l’intérieur des prisons, asiles et autres institutions totales. Une question semble l’avoir guidée dans sa démarche : qu’est-ce qu’être enfermé en France aujourd’hui ? Quelles institutions incarcèrent, isolent, retranchent de la vie sociale ? Quelle expérience ceux qui le subissent font-ils de cet enfermement ? Ce fil conducteur en déroule bien vite d’autres : celui du travail en prison, souvent prétexte à une exploitation à moindre frais d’une population paupérisée par l’incarcération ou bien celui de la condition des malades mentaux à la merci de pratiques discrétionnaires qu’on croyait révolues depuis longtemps. De maisons d’arrêt en hôpitaux psychiatriques, de commissariats en maisons centrales, À l’ombre de la République découvre un monde invisible, comme cette prison d’un autre âge sur l’île de Ré où certains détenus, incarcérés depuis plus de trente ans, ne reçoivent plus aucune visite. Dans cet espace surréaliste, forteresse de Vauban battue par les vents, le temps paraît suspendu. Les détenus ont aménagé de petites cabanes dans la cour de la prison où ils passent les journées d’été avec l’accord des surveillants.
L’équipe du CGLPL se compose de profils très divers : médecin, psychiatre, général de gendarmerie, pasteur, magistrat, psychanalyste, ancien directeur d’hôpital, ancien journaliste et fondateur de l’Observatoire International des Prisons… tous ont en commun une connaissance particulière des institutions d’enfermement. Chacun offre une oreille attentive aux détenus et patients qui trouvent dans ces entretiens l’occasion d’un dialogue d’égal à égal, sans que leur parole soit sujette à caution. Fait rarissime, les détenus apparaissent dans certaines séquences à visage découvert (ceux qui en ont exprimé le désir), quand l’administration pénitentiaire contraint bien souvent ces témoins à l’anonymat du flou ou du décadrage dans d’autres productions cinématographiques. Ces échanges à visage découvert n’empêchent pas le plus grand respect de la cinéaste pour les personnes qu’elle filme. À côté, son film précédent, adoptait un geste sensiblement proche, en restant aux abords de la prison, à l’espace d’accueil des familles, où les proches de détenus venaient attendre les parloirs. Avec une pudeur salutaire dans le cinéma carcéral, la réalisatrice écoutait ces voix souvent absentes des films sur la prison, celles des conjoints et des familles de détenu(e)s.
De la pudeur à l’absence, la position de la cinéaste se fait toutefois par trop elliptique : présence effacée, toute entière dissimulée derrière son sujet et la figure charismatique de Jean-Marie Delarue, la documentariste évite soigneusement d’impliquer sa propre subjectivité dans le récit de ces voix privées d’expression et d’écoute. Sans doute cherche-t-elle par là à éprouver la méthode d’investigation du CGLPL, en étayant ses images des institutions visitées par des statistiques ou des définitions qui apparaissent en sous-titres. Ce désengagement de sa subjectivité est couplé à une pédagogie méticuleuse de son sujet : tous les termes d’argot carcéral sont soigneusement définis en exergue. Sans tomber dans les travers du film institutionnel qui relaierait sans ciller un discours bien rôdé, Stéphane Mercurio peine à se détacher de son souci d’objectivité pour développer un point de vue. Document à charge contre les dérives de ces zones d’ombre de la République, il manque parfois à son film une voix, celle-là même qui affleure dans les photographies de Grégoire Korganow intercalées entre les séquences. Chapitrant le film, ces séries d’images fixes, visions saisissantes de figures esseulées dans des cellules de confinement ou des cours de promenades dont les couleurs vives cachent mal la tristesse, s’offrent comme un moment de suspension, une prise de recul bienvenue face au déroulement implacable de témoignages alarmants. Symbole d’une détresse plus grande encore, l’absence d’images des centres de rétention évoque par défaut la situation des sans-papiers en France. Le générique de fin précise que le ministère de l’Intérieur s’est opposé à la présence de la cinéaste avec le CGLPL dans les centres de rétention.