Rencontre avec Rodrigo Plá, réalisateur uruguayen de La Demora, qui revient avec nous sur la fabrication du film et sa vision du cinéma.
En racontant l’histoire d’une femme qui abandonne son vieux père malade dans la rue, vous pouviez facilement dénoncer l’indifférence, la cruauté du monde d’aujourd’hui. Pourtant vous ne jugez pas vos personnages. Comment avez-vous conçu le scénario ?
Le scénario a été écrit par ma femme, Laura Santullo, à partir d’une de ses nouvelles. Il s’agissait au départ d’une très jolie histoire, racontée sous la forme de deux monologues – celui du père et celui de la fille. Tout se passait dans la tête des deux personnages. Le risque de l’adaptation, c’était de tomber dans le mélodrame. Nous voulions raconter cet événement à travers les yeux de Maria et d’Agustín, mais avec des nuances et de la complexité, sans jamais les juger. María est une travailleuse pauvre : elle a beaucoup de difficultés parce qu’elle est toute seule et ne reçoit pas de soutien de l’État. Mais elle a des principes et c’est une femme digne : elle aurait pu faire un autre choix vis-à-vis de son père. Nous aimons bien les personnages qui se trouvent « au milieu » : ils peuvent aller à droite ou à gauche, se tromper de direction. María ne prend pas la meilleure décision, mais je pense que le spectateur la comprend. De son côté, Agustín n’a pas complètement perdu la mémoire : il réalise qu’il est en train de la perdre. Et c’est plus dramatique encore, car il veut cacher son état à tout le monde.
C’est donc aussi un film sur la morale et les choix personnels. Dans La Zona, les personnages se retrouvaient également face à leur conscience, mais votre constat était beaucoup plus pessimiste. Les habitants se laissaient guider par leurs pulsions et régissaient de manière animale, alors que dans La Demora, l’humanité finit par reprendre le dessus.
Dans La Zona, les personnages ne pouvaient pas voir « l’autre », « l’intrus », comme un être humain. Ici, tous ceux qui rencontrent le vieil homme essaient de l’aider, car ils le prennent en considération. La Demora se déroule dans une petite ville, où on peut réagir de façon plus solidaire. Cela dit, nous avions déjà choisi de « sauver » l’adolescent dans La Zona : il avait moins de préjugés, changeait au cours du film et acceptait de regarder l’étranger comme un égal. J’avais un professeur qui me disait que seules valaient la peine les histoires qui mettent en jeu des problèmes moraux et éthiques. J’espère avoir été un bon élève en suivant ses conseils ! Je pense effectivement qu’il n’y a pas de bon scénario sans dilemme : il faut que le spectateur puisse lui aussi se questionner. Et je ne veux pas donner de réponse, simplement partager mes interrogations.
La Zona était construit autour d’une chasse à l’homme. Dans La Demora, toute la seconde partie repose sur la recherche d’Agustín. Dans les deux films, l’action se concentre sur un temps assez court. Est-ce important pour vous en termes de suspense et d’émotion ?
Les deux films sont vraiment différents. La Zona est un film choral, avec beaucoup d’action, et qui avance très rapidement. Ici, on a choisi de raconter une histoire de façon plus subtile, basée sur les petits événements de la vie. Je crois que le cinéma repose sur un bon dosage des informations. Il faut les donner peu à peu, ne pas tout montrer dès le départ. Il vaut mieux d’abord présenter un fragment et ouvrir des questions. La Zona est un film de genre, très emphatique, avec une trame bien soulignée. Dans La Demora les informations sont délivrées au milieu d’autres dialogues moins importants : elles sont cachées. Cela se joue même au découpage et au montage : par exemple, je commence par montrer le dos d’un personnage pour obliger le spectateur à construire ce qui manque. Mon professeur nous disait toujours d’entamer une séquence par un gros plan avant de passer au plan large. Chaque scène doit apporter plus d’informations, éveiller l’attention du public, et le film se construit petit à petit.
L’ambiance du film est aussi très particulière : l’image est sombre, avec peu de couleurs. La nuit et la pluie créent un climat assez étouffant.
Tous les aspects du film proviennent du scénario. Il fallait raconter cette histoire en hiver, pour des raisons purement dramatiques : il fait si froid dehors qu’Agustín peut mourir ! On reste presque tout le temps avec lui. Beaucoup de personnages secondaires apparaissent dans les reflets, ou seulement de dos. Nous avons pris ces décisions comme des « règles » pour assurer la cohérence du film.
Agustín ne perd pas seulement sa mémoire, mais aussi son identité : il oublie peu à peu son nom, les autres parlent de lui à la troisième personne, comme s’il n’était pas là… Comment avez-vous travaillé l’évolution de ce personnage ?
Nous avons fait beaucoup de répétitions, pendant deux mois. C’est le film où j’ai le plus travaillé avec les comédiens. Carlos Vallarino n’est pas un acteur professionnel, c’était son premier rôle. Nous avons tourné dans l’ordre chronologique, et c’était important pour jouer cette perte de mémoire progressive. Agustín devient de plus en plus un petit enfant, ainsi qu’un fardeau pour sa fille. Comme il se retrouve dans une situation de stress, il est nerveux et se bloque encore plus.
Comment avez-vous rencontré Carlos Vallarino ?
J’ai d’abord choisi Roxana Blanco, une actrice très connue en Uruguay. Elle a beaucoup de technique, est très précise… J’avais donc ce visage de femme, et je devais trouver l’homme pour incarner son père. J’ai commencé par chercher au théâtre, mais en Uruguay, il n’y a pas beaucoup d’acteurs de 80 ans ! Alors on a décidé d’élargir le casting. Carlos Vallarino est le père d’une assistante caméra. Un jour il est arrivé, on a fait une improvisation avec lui, et il a montré beaucoup de qualités. On lui a fait apprendre les dialogues, pour tester sa mémoire, et ça allait très bien ! Je crois que c’est un bon choix : en plus, il est très fort malgré ses 80 ans – et on avait besoin qu’il soit bien physiquement, parce qu’on a tourné de nuit, avec 0°, du vent, en plein hiver !
Vous faisiez beaucoup de prises à chaque fois ?
Oui, je fais tout le temps beaucoup de prises, même si nous avions beaucoup répété sur les lieux, deux semaines avant le tournage, avec une caméra vidéo. Tout le monde connaissait donc bien ses marques, mais à chaque fois je leur demandais quand même de reprendre la séquence entière. Je ne commence à tourner que si je suis satisfait. Cela m’arrive de rester concentré quatre heures sur la même scène, car je trouve encore des éléments qui ne me plaisent pas. J’ai vraiment besoin que tout soit en place, avec les acteurs comme avec les techniciens.
Le film examine surtout le rapport entre María et Agustín, mais les enfants occupent aussi une place intéressante. Ils ne sont pas naïfs : la fille s’inquiète pour son grand-père et comprend bien la situation, le fils dit à sa mère que Nestor « veut baiser »… Ils semblent déjà adultes.
Les trois enfants ont été de très bons comédiens. Les deux garçons sont réellement des frères dans la vie, et j’aime beaucoup la fille : elle avait une concentration incroyable. Son personnage est un peu la conscience de sa mère : elle dit tout haut ce que María veut taire.
Aviez-vous d’autres films en tête lors du tournage ? Quels cinéastes ont pu vous inspirer dans votre travail ?
La vie est une influence perpétuelle : on habite un film pendant plusieurs années et on porte toujours son bagage culturel avec soi ! Bien sûr j’ai mes préférences pour quelques auteurs – Bergman, Antonioni, ou aujourd’hui Lars Von Trier et Paul Thomas Anderson – mais quand même je crois avoir trouvé une façon de travailler où je ne suis pas d’exemple spécifique. Je pense que cela contamine l’interprétation du spectateur, et que ça coupe l’imagination des collaborateurs. Je ne montre donc jamais de film précis à mon équipe, je parle d’une manière plus arbitraire. Chaque personne doit construire son propre film, à partir de sa propre expérience… Et si je m’aperçois que j’ai volé une idée dans un film, je la change ! Je préfère travailler avec l’inconscient.