Il y a deux ans, La Zona, propriété privée révélait un réalisateur très prometteur. Avec son nouveau film (tourné en réalité peu de temps avant La Zona), Rodrigo Plá abandonne la description de la violence sociale contemporaine et les banlieues huppées de Mexico, et s’attache à un récit apparemment plus universel et intemporel. Le sujet change, mais le talent du cinéaste demeure : Desierto Adentro est une œuvre hiératique et puissante, chargée de symboles passionnants.
En 1926, Elias, modeste campesino mexicain, est convaincu d’avoir été maudit par Dieu après qu’il a indirectement causé la destruction de son village et la mort de tous ses habitants. Persuadé qu’il est désormais condamné à voir mourir toute sa famille avant lui, il s’installe avec ses fils et filles dans un endroit désertique et inhospitalier. Tous se lancent alors dans la construction ex nihilo d’une église, une entreprise monumentale grâce à laquelle Elias espère obtenir le pardon divin.
La première partie de Desierto Adentro s’inscrit dans un épisode méconnu (en France tout du moins) de l’histoire mexicaine : la guerre des « Cristeros », qui opposa entre 1926 et 1929 une partie importante de la paysannerie mexicaine, très catholique, à un gouvernement alors férocement anticlérical. Le conflit, qui fit des milliers de victimes, marqua profondément la conscience collective du pays : c’est peut-être pour cela que le cinéma mexicain se distingue aujourd’hui par un sens très marqué du religieux (et du blasphème !), sensible par exemple chez Carlos Reygadas.
Mais si Rodrigo Plá choisit de faire baigner son film dans une ambiance profondément mystique, il ne partage pas les superstitions de son personnage principal. S’inspirant de la vie et de l’œuvre de Søren Kierkegaard, le scénario cherche avant tout à révéler le « désert intérieur » d’Elias (magnifiquement interprété par Mario Zaragoza), son enfer et son enfermement volontaire, pas tant dans la foi que dans un sentiment de culpabilité qui virera à la folie pure et simple, et aura, bien sûr, des répercussions dramatiques sur les enfants qu’il souhaite pourtant protéger. Car le sort d’Elias est digne de celui d’un héros de tragédie grecque : c’est en cherchant à fuir sa destinée qu’il en précipitera l’accomplissement. Son emprise sur ses enfants, dont il dévore la jeunesse, la raison et la vie, est d’autant plus féroce qu’il apparaît, au moins au début, comme un père doux, attentif et aimant. Mais cet ogre qui séquestre pour mieux protéger se révèle rapidement comme un monstre d’orgueil.
La puissance mythologique du récit est rendue encore plus manifeste par le cadre au dépouillement biblique dans lequel il s’inscrit. Le coin de désert où se sont réfugiés Elias et ses enfants est un lieu hors du monde, à l’écart de la société et de l’histoire. Dans ce tombeau à ciel ouvert, les personnages poursuivent une existence marquée par la peur morbide du châtiment divin. Tous craignent que la mort les frappe et en oublient de vivre – hormis la jeune Micaela dont le rire insouciant de petite fille puis la rébellion adolescente constituent autant de précieuses respirations au sein d’une œuvre à l’atmosphère très lourde.
Car c’est un peu la limite (relative) de ce très beau film : il accable le spectateur sous une noirceur asphyxiante, jamais contredite par le déroulement implacable du scénario. Avec un talent formel remarquable, Rodrigo Plá joue des matières et des couleurs pour rendre sensible le sentiment d’étouffement et de claustration des personnages. À l’exception du bleu du ciel, aveuglant et écrasant, les couleurs vives sont exclues au profit de teintes ocres, brunes, vertes et bleu sombre. Il y a peu d’échappatoires à la prison géographique et mentale que construit le film : l’art et l’imagination eux-mêmes sont utilisés pour célébrer l’aliénation. Les dessins d’Aureliano, le plus jeune des fils d’Elias chargé de témoigner de cette tragique et dérisoire entreprise d’expiation, envahissent régulièrement le cadre pour se mêler à la réalité filmée. Cette très belle idée de mise en scène confère une tonalité fantastique à un récit par ailleurs extrêmement tellurique.
Comme tant d’autres films latino-américains, Desierto Adentro transforme une cellule familiale dysfonctionnelle en métaphore de la situation d’un pays, d’un continent voire, comme ici, de l’humanité. C’est un cinéma précieux, car il est le dernier, peut-être, à s’attacher aux notions de conflit et d’oppression, que tant d’autres cinématographies occultent ou désamorcent. Dans cette constellation d’auteurs éminemment politiques, le nom de Rodrigo Plá brille désormais d’un bel éclat noir.