La Demora suit la détresse d’une femme tiraillée entre son travail éreintant, ses enfants à nourrir et son vieux père dont la mémoire vacille. Avec ce drame minimal sur la dépendance et la morale, Rodrigo Plá réalise un film parfois trop sage, mais dans l’ensemble plutôt sensible et retenu.
À Montevideo, dans un appartement lugubre, María vit chichement et ne sourit jamais. Mère Courage, elle passe des heures à sa machine à coudre et tente de joindre les deux bouts pour subvenir aux besoins de sa famille : deux petits garçons, une fille adolescente et son père Agustín, vieil homme très affaibli qui cache un Alzheimer naissant. Rodrigo Plá décrit leur quotidien par touches impressionnistes et distille les informations au compte-gouttes, au détour de moments anodins – une douche, un repas, une discussion nocturne… Si le récit tarde à se dessiner, l’ambiance est vite plantée : la pauvreté suinte des murs et des regards, les mines sont lasses, l’argent se fait rare et l’avenir incertain. Pas d’éclaircie à l’horizon. Au diapason, la mise en scène privilégie les plans fixes et les décors froids, sans lumière ni couleurs vives. Rodrigo Plá emprisonne ses personnages au sein de cadres rigides et asphyxiants. Tout le programme du film consistera à les délivrer de cet étau.
C’est l’une des bonnes surprises du scénario : éviter la complaisance dans la noirceur, la tentation du pire, la misanthropie à tous crins. Dans La Zona, premier long-métrage du réalisateur, chaque séquence franchissait un cap dans la violence et la méchanceté, analysant les ressorts de la vengeance et de la bêtise collective. Sous l’allégorie pointait alors une vision détraquée de l’humanité, réduite à une meute animale. Rien de tel dans La Demora, qui souligne au contraire la part de bonté chez tous ses différents protagonistes, sans pour autant tomber dans l’angélisme – le film rappelle que les meilleures intentions ne règlent pas toute la misère du monde. En vadrouille dans la ville, Agustín s’égare et se réfugie devant un salon de coiffure. Le patron l’observe longuement, puis sort et ferme sa boutique. Il pourrait aussi bien poursuivre son chemin, indifférent au sort du vieil homme immobile. Mais non, il lui propose de monter en voiture et le raccompagne à son domicile. À son image, le film aurait pu glisser sur la pente de l’indignation facile, dénoncer une société du chacun pour soi, où personne ne s’entraide et s’écoute. Ici – et c’est sans doute encore plus terrible – les uns et les autres essaient d’agir pour le mieux, mais cela non plus n’empêche pas la solitude.
Le drame se noue ensuite autour d’un geste a priori inexcusable : débordée par ses émotions, prise de panique devant une charge trop lourde à porter, María abandonne son père sur un banc. Le film délaisse alors la chronique pour le suspense. La seconde partie se déroule quasiment en temps réel et s’articule autour d’un montage parallèle qui accentue la tension. La chasse à l’homme, motif central de La Zona, devient une quête nocturne et angoissée. Rodrigo Plá ne justifie pas la décision de María, mais cherche à saisir le faisceau de raisons qui l’ont conduite à cette impasse. Par cette thématique, La Demora s’inscrit au carrefour de films récents comme Une séparation ou Amour, sans la générosité narrative du premier, ni la rigueur tragique du second. Rodrigo Plá reste sur une note trop monocorde et ne creuse pas assez son questionnement. Peut-être aurait-il fallu secouer davantage les consciences et bousculer la prétendue dignité de cette héroïne – qui, de victime à bourreau, conserve malgré tout sa grandeur et son prénom de sainte. Ou alors donner à cette histoire un tour plus grinçant et caustique, tel Cristi Puiu dans sa Mort de Dante Lazarescu, qui racontait également la dérive d’un vieillard dépouillé petit à petit de toute identité.
Malgré cette prudence et cette sobriété forcées, La Demora reste de bonne tenue. Le Cinémascope permet au réalisateur de jouer sur les variations d’échelle ou la distance entre les acteurs à l’intérieur des plans : ainsi, le responsable d’une maison de retraite, qui explique à María pourquoi son père ne peut être accueilli, restera vu de dos, comme une muraille infranchissable. Le traitement du son fait aussi preuve d’originalité, travaillant notamment un leitmotiv discret pour suggérer la prégnance du remords. Autant de qualités pas si fréquentes, qui font de La Demora un film tout à fait estimable.