Notre abordage de la sélection Orizzonti 2015 s’est fait sous de bons auspices, avec le nouveau film de Rodrigo Plá (La Zona, La Demora). Un Monstruo de Mil Cabezas commence comme semble l’annoncer son titre au « monstre à mille têtes » : un drame social où une femme en détresse, Sonia, fait face à une machine administrative aux rouages aussi inextricables qu’arbitraires. Errance qui devient cependant dérive criminelle à partir du moment où Sonia, excédée, tente d’accélérer les procédures en menaçant ses interlocuteurs avec une arme – ce que le film annonce à l’avance, avec çà et là des commentaires off de témoins de l’affaire interrogés a posteriori. Cette présence de témoins se trouvant par hasard sur la route de Sonia, de son fils qui ne la lâche pas et de son éventuel otage du moment, Plá en fait d’ailleurs un dispositif, passant régulièrement le relais du point de vue à un nouveau personnage qui va susciter le hors-champ de la scène précédente, en observer la suite immédiate sous son propre angle, voire parfois y prendre part malgré lui. Le dispositif peut paraître pesant par la redondance qu’il favorise; or, il apparaît que son intérêt se trouve moins dans un discours (hypothétique) quant au point de vue sur les événements que dans la multiplication des personnages affectés par l’affaire. Et c’est justement à travers ceux-ci qu’on se prend à apprécier sincèrement le regard social du cinéaste.
Certes, la première piste que Plá nous laisse sur son approche de cinéaste est celle d’un pur formalisme, semblant chercher à chaque plan la juste représentation d’une société compliquée, étouffante, aux angles oppressants. Et cela tient plutôt bien la route, le cadre composant finement avec les murs, les accessoires, le hors-champ du témoin sur lequel il s’attarde, pour y observer des personnages constamment à l’étroit dans leur environnement. Or ce faisant, à travers cette recherche esthétique, il maintient une distance étonnamment juste avec ce et ceux qu’il filme – à la fois égalitaire avec tous et à niveau égal avec chacun, touchant alors non seulement à une figuration de l’oppression sociale mais au portrait des états humains des acteurs de cette société.
De la mère aimante perdant peu à peu ses scrupules à l’administratrice soumise au système en passant par le témoin lambda, tous les personnages sont offerts à notre regard sans que celui-ci soit forcé, les laissant accessibles à la sympathie comme les semblables qu’ils sont, sans qu’on soit jamais mis en position de juge de leurs actes les moins reluisants. À aucun moment il ne s’agit de désigner des coupables ou des innocents, encore moins de prétendre expliquer les comportements et ressortir machinalement une énième version desséchée du « Chacun a ses raisons » (pillé chez Jean Renoir et rangé parmi les gadgets du « cinéma social » le plus académique) : Plá s’affaire simplement et purement à mettre en scène des individus placés par l’ordre social dans des positions discutables et qui n’en gardent pas moins une humanité non feinte. Et dans ce contexte, la violence du parcours de Sonia ne toucherait sans doute pas tant si elle n’était pas suivie par un cinéaste attentif à ses frémissements humains, comme au moment de cet échange de regards en champ-contrechamp entre elle et son fils, quand elle réalise trop tard à quel point elle a entraîné celui-ci dans sa dérive – point de bascule émotionnel où la chronique de fait divers s’ouvre inopinément au drame familial poignant, qui n’entrave en rien l’acuité du regard sur un système arbitraire.