Qu’on se le dise : l’un des cinéastes les plus stimulants de la scène mexicaine est uruguayen. Avec son quatrième long-métrage Un monstre à mille têtes, Rodrigo Plá livre un traité du point de vue cinématographique aussi remarquable d’honnêteté et de rigueur que limpide sur une société confrontant humanité et déshumanisation. Trois ans après La Demora, nous avons pu pour la seconde fois, dans un échange mêlant allègrement français et espagnol, recueillir les réponses vives et prolixes d’un auteur attachant.
Le film suit le parcours d’une mère de famille qui tourne au fait divers, mais adopte en cours de route les points de vue de plusieurs personnages successifs, témoins et à divers degrés acteurs des événements. Pourriez-vous me parler un peu de ce dispositif, de la façon dont vous y êtes venu ?
En fait, ce dispositif de la multiplicité des points de vue était là dès le départ. Dans les premières séquences, c’est le point de vue de Sonia, qui permet de présenter le personnage, et puis on intercale d’autres personnages, d’autres points de vue (de la secrétaire, du médecin, de la femme du médecin, etc.), tout en revenant à son point de vue à elle. C’est une idée qui vient d’un roman de Laura Santullo, ma femme (nous travaillons toujours ensemble). Elle avait écrit tous les personnages à la première personne, d’où certains chapitres du point de vue de Sonia et certains du point de vue des autres. Nous avons voulu conserver cette structure pour l’adaptation cinématographique, car nous pensions que suivre le seul point de vue du personnage principal risquait d’imposer notre opinion vis-à-vis de lui, en tant qu’auteurs. Nous avons préféré multiplier ce regard pour éviter d’avoir trop d’empathie avec ce personnage, y mettre une certaine distance en équilibrant avec le point de vue de ceux qui l’ont rencontrée. Car les autres ont interprété cette rencontre d’une manière différente, surtout ceux qui ont subi une certaine violence – émotionnelle ou autre – et qui ont donc vécu les faits avec un certain inconfort, et ça, nous voulions en faire part.
Cette structure était aussi une manière de répondre à la part subjective des perceptions de ce même événement. Les voix-off qu’on entend sont les témoignages de ces personnages au procès qu’on voit à la fin du film, et tout ce que l’on voit avant n’est que la reconstruction de ces témoignages. C’est un regard subjectif et a posteriori.
En vous déplaçant d’un point de vue à l’autre, entre des personnages acteurs et observateurs des faits à des degrés divers, aviez-vous l’intention de pointer une responsabilité collective ? Parce qu’il y a deux pistes dans ce film : le titre Un monstre à mille têtes évoque évidemment une sorte d’hydre sociale et administrative à la Brazil contre laquelle on est amené à lutter, et en même temps le film semble suggérer que tout le monde a sa part de responsabilité dans la construction de cet état de fait…
C’est vrai qu’il y a l’idée de l’hydre, et de l’impuissance face à la bureaucratie, comme dans Brazil. Le titre vient d’un passage dans le roman de Laura : « un monstre à mille têtes mais sans aucun cerveau », qui fait référence à ces corporations complètement segmentées. Mais quand tu dis « tout le monde est responsable », il nous semble plutôt qu’en réalité personne n’a de responsabilité éthique et morale sur les petites décisions qui se prennent – à cause de cette fragmentation, personne à son niveau n’a de vision de la « grande peinture », donc personne ne se sent responsable.
C’est vrai, on a l’impression qu’aucun de ces intervenants n’a de vraie prise sur sa propre fonction, que chacun doit toujours se référer à d’autres…
Une des dernières scènes est assez ambiguë. La dernière personne de l’administration à avoir rencontré Sonia envoie son assistante à la recherche du dossier la concernant, et finalement on ne sait pas trop si c’est pour élucider le dossier ou le camoufler…
C’était volontaire. On insinue qu’elle a quelque chose à voir avec la disparition du dossier, mais nous ne voulions pas désigner des méchants. C’est comme la vie : on ne sait pas toujours ce qui s’est passé, on n’a pas tous les fragments de l’histoire.
C’est une chose que j’apprécie dans le film. Ce n’est pas un feel-good movie, la fin n’est pas vraiment un happy-end, mais il ne condamne pas, ne distribue pas de bons et mauvais points, et laisse l’impression que malgré les vicissitudes la vie peut continuer pour chacun. Et, vous allez peut-être me contredire là-dessus, mais il me semble voir dans le cinéma mexicain (en tout cas les films qui sont exportés à l’étranger et en festivals) une certaine tendance à la fascination pour la violence urbaine, à laquelle votre film échappe alors qu’il aurait pu tomber dedans…
C’est vrai, mais il y a aussi le regard de l’Europe qui veut voir ce genre de films, avec des immigrants, des narco-trafiquants, etc., même s’il y a d’autres films, je pense à Año Bisiesto qui a eu la Caméra d’or.
Au risque de déborder un peu : quel est votre regard sur le cinéma mexicain ?
Je pense qu’il a une très bonne santé ! On produit beaucoup plus de films, la plupart sont horribles comme partout ailleurs ! Il y a 130 films chaque année, et 3 ou 5 qui sont très bien. Les regards sont très divers. Je pense qu’on a la chance d’avoir beaucoup de liberté dans la création : la plupart des films sont financés avec les fonds de l’État, donc on a plus de liberté que dans d’autres pays. Aux États-Unis, par exemple, les financements sont privés, les producteurs, les distributeurs, tout le monde vient interférer avec le film, y mettre ses critères. Au Mexique, le réalisateur est son propre producteur, on n’a pas de chef, on peut faire ce qu’on veut. Et cela se reflète sur le résultat du film. Donc, je pense que le cinéma mexicain se porte bien. Au moins, je trouve des collègues qui font de très bons films !
Pour en revenir au film, face au récit collectif tourné vers l’observation sociale, il y a celui plus individuel autour de Sonia et de son fils Darío qui l’accompagne, au début comme simple observateur et gardien des agissements de sa mère, avant de basculer à son tour dans la spirale criminelle de celle-ci…
Nous avons voulu nous concentrer sur l’expérience personnelle des personnages – c’est une sorte de thriller intimiste, en somme. Nous avons donc cette femme qui voit son mari à l’article de la mort, et ne veut pas se résigner à cette situation. À un moment donné, elle craque émotionnellement, et dans une démarche désespérée, part se confronter à une grande entreprise. En étant près d’elle, on raconte ce qui lui arrive, et le contexte social reste périphérique, ce n’est pas ce qui nous intéressait au premier plan. Par contre, la relation entre la mère et le fils, c’était important pour nous de la faire ressentir. Parce que cette mère, finalement, se trompe sans arrêt, sortir un pistolet n’est pas une solution, elle ne voit même pas qu’elle est en train d’entraîner dans sa bataille son fils qui n’est pas prêt émotionnellement à ce genre de chose. Et à un moment donné, c’est lui qui parvient à la faire retourner dans la réalité, en lui disant « ce n’est pas ma bataille, je n’accepte pas ce que tu me demandes ». Je pense que nous avons réussi à créer cette intimité entre eux deux.
Quand tu parlais de la violence dans les films mexicains… Il me semble qu’il y a une espèce de violence dans l’absence de l’État. Cette sensation de tension de Sonia, cette vulnérabilité que nous essayons de montrer, vient aussi de l’absence d’institutions pour contenir les entreprises privées, réguler les relations entre celles-ci et le citoyen moyen dans des cas comme celui-ci – on n’a pas cela au Mexique… Je vais te raconter une anecdote, je pense que c’est une situation similaire à celle du film. J’habite dans un appartement de classe moyenne, au Mexique (le bâtiment en a six), avec ma femme et mes enfants. Les occupants de l’appartement n°2 (ou quelque chose comme ça) sont des voyous. Ils volent les gens, vendent de la drogue, s’absentent de longues périodes, ils ont déjà fait de la prison, tout ça. Et pendant quinze ans, ils n’ont jamais payé les charges locatives ! Nous avons consulté une institution après l’autre pour faire intervenir la justice et changer la situation… et à chaque fois nous avons perdu. Dans ce pays où tuer quelqu’un est très facile, où la corruption est énorme, où il y a des kidnappings et d’autres choses pires que notre situation, un petit sujet comme notre appartement n’est pas un sujet pour la justice, l’État est déjà dépassé par tout ce qui se passe. C’est la même chose avec les compagnies d’assurance, l’État ne les régule pas. Ça aussi, c’est violent ! Bien sûr qu’après avoir payé autant d’années à la place de ces voisins, il m’est arrivé d’imaginer de faire un peu Rambo… (il se lève, s’avance vers moi et mime une volée de coups de poings) et aller plus loin ! Il n’est pas difficile d’imaginer des choses comme ça !
Au Mexique ou ailleurs !…
On peut définir grossièrement votre cinéma comme du « cinéma social » (avec toutes les banalités que l’expression peut comporter). Le sujet de votre film a des points communs avec celui de La Demora, cependant les liens semblent un peu plus ténus avec La Zona ou Desierto Adentro. Qu’est-ce qui vous pousse à filmer, à choisir les sujets de vos films ?
Avec ma femme, nous les choisissons ensemble. Quand nous cherchons une histoire à raconter, nous ne pensons pas au sujet d’avance. Les anecdotes surgissent d’un coup dans notre réalité, nous en prenons une, et c’est après que nous réalisons que nous sommes – pas toujours intentionnellement – en train de parler d’un sujet social. Mais y a-t-il un film qui ne soit pas « social » ? Même ceux qui pensent différemment de nous, qui parlent de centres commerciaux… Tous les films ont une idéologie, c’est impossible d’y échapper. Alors oui, ça porte un peu ce que nous sommes, nos préoccupations sociales, mais je ne peux pas dire que nous ayons une façon de faire du cinéma. Nous avons des anecdotes, mais nous changeons tout le temps. S’il y a une constance dans notre cinéma, c’est notre fidélité à ce que nous vivons sur le moment, et surtout au changement – parce qu’aucun de nos films n’est pareil à un autre, surtout dans la manière de le raconter. C’est l’histoire même qui nous demande d’être racontée de cette façon-là. C’est pourquoi je n’aime pas qu’on parle globalement de « mon cinéma », parce que pour moi mon cinéma est différent à chaque fois.
L’unique constante de la vie, c’est le changement – et on change tout le temps. Quand tu parles de notre filmographie, tu parles de douze ans de vie ! Ma femme et moi n’étions pas les mêmes que maintenant quand nous avons fait Desierto Adentro ou La Zona. Nous changeons beaucoup, nous jouons beaucoup, nous approchons le cinéma d’une manière très ludique, joyeuse, en essayant d’être fidèles à ce que nous sommes en train de vivre. Maintenant, ce que je peux dire après les deux derniers films (qui me semblent les plus proches de ce que je suis aujourd’hui), c’est que nous aimons bien les histoires plus intimistes, avec des personnages qui se trompent. Nous les trouvons intéressants sur le plan dramatique, qu’ils aient des principes et se trouvent à aller à leur encontre. Mais ce n’est pas sûr, c’est différent à chaque fois – je ne sais pas.