À l’occasion de la sortie du coffret DVD regroupant les films Après la bataille et À propos des garçons, des filles et du voile (édition Orange Studio), nous avons rencontré le réalisateur Yousry Nasrallah, figure incontournable du cinéma égyptien, qui a accepté de nous parler de son travail et de la situation politique de son pays.
Femmes du Caire et Après la bataille semblent symboliser les deux versants de la transition politique qu’est en train de vivre l’Égypte. Aviez-vous conscience de ce qui se profilait en 2009 lorsque, dans Femmes du Caire, il était autant question de la relation entre Moubarak et les médias ?
Je ne m’attendais pas à une révolution de cette ampleur même si on sentait que ça n’allait pas. Déjà dans L’Aquarium (1997), je faisais le constat de cette pourriture dans la société égyptienne. Ce qui m’a toujours intéressé, c’est le rapport de l’individu avec l’Histoire, avec les grands sujets qui vous écrasent. Dans À propos des garçons, des filles et du voile, il y a ce questionnement de l’individu face à la religion, face au port du voile. On y voit des gens qui se subvertissent à la société conservatrice.
Dans ce documentaire, on voit effectivement des jeunes qui refusent de se soumettre aux règles. Paradoxalement, certains, comme cette jeune fille qui refusait de porter le voile, finissent par plier devant la pression sociale. Est-ce là le signe d’un désenchantement ?
Certes, elle le fait mais elle arbore une tenue rouge, très voyante. Elle dit elle-même que cela ne l’empêche pas de se faire draguer dans la rue. Le contexte est effectivement opprimant mais tout en faisant semblant d’obéir aux règles et aux consignes religieuses, ces jeunes parviennent à rester subversifs.
Dans Femmes du Caire, les personnages féminins sont plus radicalement insoumis. Vos personnages fictionnels incarnent-ils davantage votre idéal de liberté ?
Je n’ai jamais vraiment fait de différence entre la fiction et le documentaire. Je n’ai fait qu’un seul documentaire dans ma carrière et l’intérêt de l’associer – au sein de ce coffret – au film Après la bataille est double : d’abord, le protagoniste principal d’À propos des garçons, des filles et du voile est également au centre d’Après la bataille ; ensuite les deux films se passent exactement dans le même quartier du Caire. L’une de mes motivations en faisant mon dernier film étaient de retrouver ceux que j’avais rencontrés quinze ans plus tôt. Beaucoup d’entre eux travaillent dans le tourisme, ne sont en aucun cas des hommes de main de Moubarak et avaient donc toutes les raisons de se trouver du côté des révolutionnaires. Une des questions que je me suis posées, c’était de savoir pourquoi certains avaient pu être des opposants au soulèvement. La révolution n’est jamais quelque chose de simple : cela vous touche au quotidien, dans votre gagne-pain.
Après la bataille semble pourtant galvanisé par cette urgence documentaire. La révolution a‑t-elle remis en question vos choix de mise en scène ?
Dans Après la bataille, il y a des éléments documentaires, sans aucun doute, mais le parti-pris est clairement fictionnel. J’avais aussi l’envie de raconter une transgression amoureuse dans le cadre d’une révolution et seule une fiction me le permettait. Seulement, avant que le soulèvement populaire ne débute, j’avais un autre projet de film qui était en cours de production. J’ai rapidement constaté que sur les autres tournages, les équipes étaient happées par ce qu’il se passait dans la rue. Il était donc important de ne pas subir la réalité, de ne pas la vivre comme ennemie, mais de l’intégrer à la fiction. C’est comme cela que nous avons finalement choisi de procéder avec le producteur et les acteurs.
Il y a cette très belle scène où les acteurs professionnels se retrouvent place Tahrir. Était-ce là une volonté d’abattre une frontière ?
Tous mes films traitent du rapport de l’individu avec l’histoire. Mais jusqu’ici, j’ai toujours abordé le présent comme l’histoire. Même dans mon film Vol d’été (1988), s’il était question de Nasser et d’un regard sur le socialisme arabe, il s’agissait avant tout d’un film ancré dans le présent. Avec Après la bataille, c’est la première fois que l’histoire en question est directement liée à un événement passé et l’exercice d’écriture m’a parfois donné le sentiment que je me trahissais moi-même en tant que cinéaste. Vous parlez de frontière mais pour moi, il n’y a pas de style pur.
Quinze ans séparent les deux films réunis dans ce coffret. Quelles évolutions observez-vous ?
Toutes les dictatures ressemblent à des rêves éveillés : un dictateur doit camoufler les vrais problèmes. Vous sentez la moisissure mais vous êtes en plein statu quo. A propos des garçons, des filles et du voile est un film sur une manière de protester sans se révolter. Aujourd’hui, nous ne sommes plus dans le non-dit. On n’est plus du temps de Mme Moubarak qui fait passer deux ou trois lois en faveur du droit des femmes. Aujourd’hui, la prise du pouvoir par les islamistes remet en question ce qui a été difficilement acquis. On n’a jamais vu autant de femmes manifester, parler ouvertement du harcèlement sexuel. Il y a surtout une prise de conscience sur le fait que le harcèlement n’est pas impulsif mais qu’il est le reflet d’une oppression organisée. Pour la première fois, on entend beaucoup de gens revendiquer leur athéisme, défendre clairement leur volonté de voir le politique et la religion dissociés. Il y a donc eu de nombreux changements en quinze ans.
Femmes du Caire était très stylisé et reprenait les codes du soap. Était-ce une manière de renforcer le caractère irréel de la dictature que vous décrivez ?
Si vous venez en Égypte, vous pourrez constater que les Égyptiens parlent comme dans des soaps, s’expriment de manière très mélodramatique. C’est quelque chose qu’on retrouvait dans le cinéma italien des années 1950. Mais la stylisation dont vous parlez est ailleurs, dans le fait de vouloir cerner la réalité des femmes. J’ai toujours été impliqué dans l’écriture des scénarios à l’exception de Femmes du Caire. Et là, j’ai été marqué par cette histoire qui met les femmes au centre des enjeux alors que le cinéma égyptien a trop souvent négligé leur place. Elles sont trop souvent représentées comme des accessoires, des faire-valoir. Ce sont pourtant les stars féminines qui font rêver le public. C’était grâce à leurs noms qu’on trouvait les financements. La stylisation passe par la manière dont j’ai pu les filmer. Je pense par exemple à cette scène où je filme les trois sœurs se baignant, la manière dont le tissu colle à leur corps. J’ai vraiment éprouvé un plaisir à raconter des personnages féminins au travers d’un lieu, à un moment précis de l’histoire.
En dépit du pouvoir en place à l’époque, Femmes du Caire n’a pas fait l’objet d’une censure et a rencontré un beau succès en Égypte. Quel regard rétrospectif portez-vous sur la liberté de créer qui était accordée sous l’ancien régime ?
Au moment de tourner mes premiers films, j’ai rencontré de gros problèmes avec la censure. Mon producteur avait essayé de vendre Vol d’été à la télévision égyptienne qui nous avait répondu que le film était « techniquement inacceptable ». En Égypte, il y a trois étapes dans la censure : au moment où le scénario est déposé, sur le tournage (pour s’assurer qu’on tourne bien ce qui est écrit dans le scénario), et au moment où le film est terminé. Pour mon second film, Marcides (1993), j’ai rencontré des difficultés avant que le tournage ne débute. Des scènes de danse de ventre posaient problèmes, le fait que je mette en scène des Chrétiens faisait tiquer la censure, etc. Mais comme j’ai été sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs, cela a commencé à les intimider. Lorsque La Porte du soleil a été une nouvelle fois pris à Cannes, je n’ai plus eu de problèmes. Mais il y a toujours une certaine forme de censure sociale. On a dit que Femmes du Caire était un film porno et l’actrice principale, Mona Zakki, a reçu des menaces de la part des islamistes.
Après la chute de Moubarak, une cabale a été menée envers les cinéastes et acteurs jugés trop complaisants avec l’ancien régime. Qu’est-ce que cela traduit de l’influence du cinéma dans l’espace public et comment analysez-vous cette épuration ?
C’était une manière de ne pas correctement aborder le problème. Depuis Nasser, on a toujours contraint de grands écrivains à travailler pour le pouvoir. C’est un mélange des genres malsain. Il y a toujours eu beaucoup de pression politique sur les artistes, les cinéastes et les acteurs. Lorsque je travaillais avec Youssef Chahine, on recevait régulièrement les représentants de Moubarak parce que c’était la condition pour pouvoir exercer notre activité. En tant que réalisateur, on est davantage protégés car on est moins connus, à la différence des acteurs et actrices qui bénéficient d’une aura auprès du grand public. Mais ce qui s’est passé après la chute de Moubarak est lié aux islamistes car on devine derrière cette chasse aux sorcières une haine du cinéma et des comédiennes jugées immorales. C’est une forme d’agitation contre l’élite, contre les représentants de la culture. Les Frères Musulmans considèrent que nous sommes à la solde des étrangers. Après, il est inutile de regretter Moubarak car on peut difficilement préférer la peste au choléra.
Début 2011, vous avez été nommé au sein du CNC égyptien…
J’ai été nommé brièvement en 2011 car on pensait à ce moment-là qu’on pouvait faire des choses. Nous avions un formidable ministre de la Culture et notre ambition était de créer un fonds de soutien pour le cinéma. Mais ce projet est pour le moment abandonné.
Dans Après la bataille, vous parlez de l’impact de la révolution sur l’industrie du tourisme. Qu’en est-il du cinéma ?
La situation est grave car il n’y a plus de financements. Dans les pays du Golfe, il y a essentiellement des expatriés et des Indiens qui préfèrent logiquement les films américains et indiens. Les chaînes des pays arabes n’achètent plus nos longs-métrages et nous devons trouver d’autres moyens de financement. Aujourd’hui, les jeunes cinéastes égyptiens travaillent de manière totalement indépendante et font de très beaux films car ils ne se sont jamais habitués à un type de financement beaucoup plus traditionnel. Je vais donc devoir apprendre d’eux.