« La splendeur de ces salles souterraines est incomparable : même devant cette richesse de figures animales, dont la vie et l’éclat nous étonnent, comment ne pas avoir, un instant, le sentiment d’un mirage, ou d’un arrangement mensonger ? Mais justement dans la mesure où nous doutons, où, nous frottant les yeux, nous nous disons : “serait-ce possible ?”, l’évidence de la vérité vient seule répondre au désir d’être émerveillé qui est le propre de l’homme. » Publié en 1955, huit ans avant que la grotte de Lascaux ne soit fermée définitivement au public, l’ouvrage de George Bataille, Lascaux ou la naissance de l’art, rendait compte du doute assaillant celui qui pénètre la grotte. De l’humanité qui a accouché du « miracle Lascaux », nous ne savons rien, ou si peu, et le sens qu’elle donnait à ces peintures est oublié pour toujours. Pour autant, c’est une puissante, mais non moins illusoire impression de présence qui émane de ces fresques, laissant entrevoir une sensibilité artistique qui atteste que les auteurs des fresques sont nos semblables. Éloignée de nous par une distance temporelle infranchissable, cette présence laisse cependant pantois : d’une certaine manière, la découverte de Lascaux en 1940 suggère déjà, bien avant l’émergence de la réalité virtuelle, l’existence d’autres mondes dans notre monde.
C’est en virtualisant la grotte que Lascaux 1/1, le jumeau virtuel, expérience en VR présentée à la Cité du patrimoine et de l’architecture, entend ainsi rapprocher le spectateur de ce vertige de la première visite. L’expérience prolonge la quête d’authenticité engagée à travers la création des différents fac-similés de la grotte depuis sa sanctuarisation. Reconstitutions physiques toujours plus complètes, Lascaux 2, puis 3 et enfin 4 jouaient de l’ambiguïté de leur nom : à défaut de découvrir la véritable grotte, on pouvait explorer des lieux présentés comme intimement liés à elle, mais constitués de reproductions peintes par des artistes contemporains. Ce jumeau virtuel pousse un peu plus loin la confusion, puisque ce modèle en 3D à l’échelle 1/1 se présente comme un dédoublement de la grotte originelle, préservé des bactéries souterraines et du réchauffement climatique. Cette « seconde » grotte, dans laquelle la liberté de mouvement ne souffre d’aucune limite physique (du moins en principe, on y reviendra), peut être parcourue de fond en comble, y compris ses boyaux les plus inaccessibles, pour contempler les fresques du paléolithique sans menacer de les faire disparaître.
C’est comme si, dans le prolongement des mots de Bataille, ne subsistait plus de Lascaux qu’un mirage – « l’arrangement mensonger » –, puisque c’est bien en trompant notre perception que la réalité virtuelle se déploie. L’exposition met ainsi en jeu notre propension à croire, à s’émerveiller et donc à s’émouvoir de ces « ombres insaisissables » projetées à présent sur les parois d’un monde numérique. Par-là, elle vient mettre en abyme cet « état de suspension » décrit par Bataille que provoque la perception d’une réalité déraisonnable : ici, le spectacle est autant celui de la découverte des fresques rupestres que celui du monde virtuel dans lequel nous sommes embarqués.
Se mouvoir, s’émouvoir
Une prairie au clair de lune représentant la surface de la colline de Lascaux sert de décor introductif pour apprendre à marcher et à contrôler ses membres (deux mains numériques qui reproduisent péniblement les mouvements de nos propres mains). Si l’expérience de cette « remise » au monde se révèle remarquable, c’est d’abord parce que les créateurs de l’exposition ont eu la bonne intuition de couper le cordon. Chaque visiteur dispose d’un sac à dos contenant un ordinateur connecté à distance, diffusant directement les images dans le casque que nous portons. Nous pénétrons ainsi le monde virtuel sans câble pour nous relier au serveur, et donc avec une apparente liberté de mouvement. Apparente, évidemment, car notre corps reste dans la pièce étroite dédiée à l’expérience, baptisée l’Exaltemps, dont les mensurations, bien plus petites que celle de la grotte originelle, ne peuvent englober l’intégralité du modèle 3D de Lascaux à l’échelle 1/1. L’enjeu est alors, après avoir éprouvé ces troublantes dissociations entre le vécu de l’esprit et de celui du corps, de s’accommoder des échanges entre mondes physique et virtuel. L’absence de solidité des éléments visibles nécessite en outre un temps d’adaptation pour l’adulte. À ce stade, il me semble nécessaire de mentionner la présence, lors de ma visite, d’une enfant de 8 ans, dont l’appréhension radicalement différente de l’expérience a largement orienté les réflexions de ce texte. Peut-être moins émoussée par des années d’existence dans le monde matériel, elle semblait s’accommoder bien plus facilement de cette nouvelle donne. La comparaison avec les autres visiteurs s’est révélée éloquente : là où la jeune exploratrice bravait avec facilité les limites suggérées par les images – traverser les murs ou courir dans le vide –, en étant pleinement consciente de la virtualité des décors et de la liberté qu’elle offre, les adultes semblaient, au contraire, se cramponner coûte que coûte à leurs repères visuels. En témoignent ces quelques réflexes observés : baisser la tête devant un plafond bas, lever les jambes pour tenter de gravir des marches, ou encore s’adosser à une paroi pour contrer le vertige suscité par l’illusion d’un gouffre.
On appréhende difficilement les lois qui régissent cet espace nouveau, et c’est avec l’inquiétude d’un nouveau-né que l’on s’enfonce dans les profondeurs. Les créateurs de l’exposition ont en cela trouvé en Lascaux un sujet idéal pour figurer le spectacle d’une naissance qui dit sûrement beaucoup de l’état lui-même primitif de cet art nouveau (de fait, la mise au monde est pour la réalité virtuelle un motif de prédilection, comme l’est le mouvement d’un train pour le cinéma) et qui trouve une résonance particulièrement émouvante dans ce que peut nous raconter l’exploration de la grotte.
Métavers pariétal
Si la faible définition de l’image rend parfois pénible la contemplation, les fresques de Lascaux nous apparaissent tout de même dans leur incroyable vitalité. L’étonnant travail sur le mouvement saute aux yeux, comme l’illustre par exemple cette figure de cerf qui plonge dans l’eau, représentée par une suite d’images découpant son saut en quatre temps. Jouant de la morphologie des parois (les courbes des taureaux épousent celles de la roche), les figures de Lascaux semblent peintes de manière à orchestrer une grande « ronde animale » (Bataille) donnant l’impression d’un mouvement général et précipité vers le fond de la cavité, comme si l’ensemble avait été pensé pour former une seule grande fresque animée. Cette manière de figurer ainsi le mouvement, en utilisant les caractéristiques d’un espace en trois dimensions, n’est évidemment pas sans évoquer la réalité virtuelle dans lequel nous gravitons.
Et de fait, comment ne pas distinguer dans l’unique figure anthropomorphique de la grotte, l’une des plus anciennes représentations de l’Homme connue à ce jour, un troublant écho à notre propre situation ? Au fin fond de la cavité réside en effet « l’homme du puits ». Dessiné d’un simple trait, la figure humaine surprend par sa simplicité : il s’agit d’un « bonhomme bâton », aux contours très enfantins, qui jure avec le réalisme des figures animales de la grotte. L’homme a semble-t-il une tête d’oiseau, et un sexe vraisemblablement en érection. Il semble figé, blessé par le bison massif, mais pourtant éventré, qui le surplombe. La scène est aussi puissante qu’étrange : si de nombreux commentateurs y perçoivent une fresque commémorative d’un accident de chasse, d’autres interprètent l’image comme une scène de transe chamanique. L’homme est-il inanimé ou en extase ? Dans le cadre de cette expérience, il n’est pas interdit de voir aussi dans cette figure sommaire et fragile, seule et insondable, un amusant miroir de l’humanité à l’ère de la réalité virtuelle.