« Le croisement ou l’hybridation des médias libère une énergie nouvelle, comme la fission ou la fusion. » De ces « liaisons dangereuses » dont parlait Marshall McLuhan en 1964 à propos des médias, David Cronenberg a fait un film, Videodrome, dans lequel l’hybridation des images en mouvement avec celles de la réalité virtuelle (virtual reality ou VR) fait l’objet d’une scène centrale. Lorsque Max Renn, directeur d’une chaîne de télévision, pense avoir enfin trouvé le plateau de tournage des snuff movies pirates qui l’obsèdent, un mystérieux personnage l’invite à porter un casque VR. Une fois sa tête vissée dans l’étrange appareil, la pièce dans laquelle il se situe apparaît recouverte d’une couche de pixels. Surgit ensuite l’image de Nicky Brand, son amante, avant que la texture de l’image ne reprenne une apparence photographique. Fouet en main, Max se retrouve alors à mutiler un poste de télévision et s’enivre du pouvoir qui lui est accordé (interagir avec des images plus vraies que nature), tandis que la télévision, artefact vieillissant, se retrouve maltraitée à l’intérieur de la simulation. En 1995, contre les discours exaltés sur le développement de la réalité virtuelle, l’artiste et théoricien Grégory Chatonsky s’interrogeait : « Si l’on y regarde de plus près, on remarque que les médias aussi mettent en scène leur propre mort par l’intermédiaire de [la réalité virtuelle]. Ne disent-ils pas finalement qu’elle viendra les remplacer ? N’est-ce pas un stratagème pour se rendre vivant après-coup, car si on peut mourir, c’est encore qu’on est bien en vie ? » Alors que la VR tend désormais à s’immiscer au sein des foyers grand public par la démocratisation des head-mounted displays (les casques bon marché d’Oculus ou de Sony), le cinéma se destinerait-il à subir le même sort que la télévision dans Videodrome ?
Près de quarante ans après la sortie du film de Cronenberg, la question est d’actualité. Après avoir fasciné la presse et alimenté bon nombre de fictions à l’écran (de la saga Matrix à Ready Player One en passant par Johnny Mnemonic, Ghost in the Shell 2 et évidemment ExistenZ), la réalité virtuelle a séduit jusqu’aux plus grands manitous de la tech, qui en promeuvent désormais les vertus. Selon eux, l’avenir des images sera lié à la VR, dans les entrailles du « métavers », ce concept devenu un slogan pour désigner la compénétration des plateformes, mondes et autres services interconnectés du numérique. S’interroger sur cette « querelle des dispositifs », pour reprendre l’expression de Raymond Bellour, implique tout d’abord de détricoter un lieu commun : par le passé, l’émergence de chaque nouvelle technologie de l’écran, de la télévision dans les années 1950 à l’informatique dans les années 1980, a pu être associée à la « mort du cinéma », que ce soit sur le plan de sa diffusion (de la salle au foyer) ou de sa conception (de l’enregistrement photographique du monde à l’animation numérique). À rebours de cette lecture décliniste, séduisante parce qu’alarmiste, des historiens et théoriciens des médias tels que Bolter, Grusin ou encore Manovich, ont noté que l’apparition d’un nouveau média prend bien souvent la forme d’une « remédiation » de ses prédécesseurs. Même Friedrich Kittler, pourtant partisan de la théorie d’une dissolution des médias à l’aune du numérique, évoquait un processus de « convergence ». On peut en effet considérer la réalité virtuelle comme un dispositif suffisamment souple et hétérogène pour que les médias du siècle dernier, cinéma compris, puissent à la fois muter au fil de leurs croisements et y perdurer sans sacrifier leurs spécificités respectives. Une persistance du cinéma est justement observable à plusieurs niveaux dans les fondations d’un métavers encore en chantier, ce qui nous permet de mesurer en quoi, plutôt que de disparaître dans les abysses menaçantes de la réalité virtuelle, il ne cesserait au contraire d’en façonner certains contours.
Trouble dans le dispositif
Parmi les remédiations du cinéma au sein de la réalité virtuelle, la plus littérale serait la simulation de son dispositif de projection. L’application Bigscreen, une plateforme de rencontre et d’échange autour d’écrans géants, propose des reconstitutions numériques de salles de cinéma dans lesquelles peuvent être projetés des films, par le partage d’un écran d’ordinateur, la lecture d’un fichier vidéo stocké sur son casque VR ou la location d’un long-métrage disponible en VOD. Comme dans tout jeu communautaire, les avatars qui évoluent le long des travées de ce multiplexe ont la liberté de discuter sur un canal audio et de jouer avec les quelques accessoires dans leur inventaire (tels que le pop-corn et le soda, rejouant les clichés associés au mode de consommation des films dans les salles américaines). Pour ce qui concerne à proprement parler l’expérience de visionnage, le rapport de grandeur que les images 3D et panoramiques de la VR installent avec l’environnement reproduit avec une fidélité assez saisissante le gigantisme de la salle de cinéma, avec toutefois une différence non négligeable au niveau du système sonore, simplement stéréo puisqu’il émane d’écouteurs ou des haut-parleurs des casques VR. Si l’on fait abstraction des petites défaillances techniques liées au streaming, ce pastiche numérique de la salle se révèle visuellement plutôt convaincant. De surcroît, il semble s’inscrire naturellement dans l’économie figurative des interfaces en VR. D’autres applications comme celles de Youtube VR fonctionnent d’une manière analogue, avec un lecteur vidéo sur écran géant. Idem pour Virtual Desktop, qui permet de streamer l’écran de son PC dans le monde numérique de son choix (un auditorium, un drive-in, une planète extraterrestre, une galaxie lointaine, etc.).
Pour comprendre cette proximité entre le dispositif de la salle de cinéma et la réalité virtuelle, observons les menus principaux des systèmes d’exploitation destinés aux casques VR. À rebours de l’argument commercial selon lequel la réalité virtuelle offrirait de grands espaces tridimensionnels à explorer, l’ensemble des interfaces utilisateur (UI pour user interface) remploie encore majoritairement le dispositif popularisé par le cinématographe des frères Lumière : une surface de diffusion rectangulaire, positionnée dans l’axe central d’une pièce, sur laquelle sont affichées des images animées. On pourrait certes arguer que cet agencement s’inspire également de la télévision ou encore de la bureautique et des interfaces mécaniques. C’est là qu’il paraît nécessaire d’envisager l’histoire de ces dispositifs à l’aune d’une généalogie évolutive des médias. Dans Virtual Window, From Alberti to Microsoft, Anne Friedberg revenait sur les mutations techniques et esthétiques des médias de l’écran à travers le temps, de la fenêtre d’Alberti et les débuts de la perspective en peinture aux logiciels informatiques. L’autrice recensait notamment de nombreux parallèles entre l’écran de cinéma et les dispositifs néo-médiatiques, en pointant que ces derniers en reprennent les caractéristiques fondamentales (l’image en mouvement, le format rectangulaire des images, l’idée de l’écran comme ouverture sur l’extérieur) en plus de mettre en lumière certaines de ses formes jusqu’à présent sous-investies. C’est le cas du split-screen qui, tout en étant l’héritier des triptyques en peinture et des vitraux dans les églises, s’est développé au cinéma avant d’être plus largement utilisé à la télévision puis dans le champ du numérique (les fenêtres de nos logiciels). Les interfaces en réalité virtuelle renvoient ainsi en ce sens, dans leurs proportions panoramiques, à un dispositif inventé spécialement pour le cinéma : celui des « polyvisions » élaborées pour le Napoléon d’Abel Gance, qui considérait que le spectateur, une fois pris en tenailles par plusieurs écrans, serait amené à participer à l’action représentée et non plus seulement à l’observer.
Dans Le Langage des nouveaux médias, Lev Manovich arrivait aux mêmes conclusions que Friedberg : « Même si toute l’imagerie a tendance à devenir infographique, la prédominance de l’imagerie photographique et cinématographique ne cesse de se renforcer. C’est là le paradoxe de la culture visuelle numérique. » Avant d’ajouter, plus loin, que « la culture visuelle à l’ère de l’informatique est d’apparence cinématographique, de fonctionnement numérique et de logique informatique ». En gardant cette remédiation en tête, la simulation de salles virtuelles et l’affichage des interfaces en VR à partir du modèle de l’écran de cinéma ne sont plus si surprenantes : plutôt que d’entériner une supposée « mort du cinéma », elles mettent au contraire en lumière le rôle indéniable qu’occupe aujourd’hui le dispositif de la projection cinématographique dans notre approche des images numériques et des mondes virtuels.
La lucarne de l’infini
Si la culture visuelle du numérique revêt l’apparence du cinéma, qu’en est-il des mondes en VR qui ne reproduisent pas directement les contours de l’écran ? Pour répondre à cette question, prenons le cas d’une « expérience en réalité virtuelle », comme elles sont appelées sur les plateformes dédiées. Mise en ligne en 2016, Senza Peso est une courte bande démo d’un peu moins de dix minutes, développée par le studio Kite & Lightning. Le spectateur entre dans cet autoproclamé « mini opera » par l’entremise d’un travelling avant qui n’est pas sans rappeler l’ouverture de Ready Player One : une sphère dorée s’étend d’abord comme un univers en expansion, puis notre regard est rapidement projeté vers l’avant pour léviter au-dessus d’un lac au bout duquel des ruines encerclent un arbre. Depuis ce tableau inspiré de L’Île des morts d’Arnold Böcklin, le spectateur se retrouve par la suite embarqué dans un canot. Figurant le passage d’une âme vers le monde des morts, le reste de l’expérience nous fait traverser un espace se transformant au rythme de la musique. Quatre paysages différents sont ainsi raccordés par des orbes faisant office de portails, nous menant des confins de l’univers à l’intérieur même de la terre pour dessiner un trajet consistant à passer de l’immatériel à la matière, d’un dôme céleste à une béance caverneuse.
Que nous dit Senza Peso de la relation que peuvent entretenir cinéma et réalité virtuelle ? Tout d’abord, que la projection d’un corps dans un espace en VR relève en partie du régime scopique du cinéma, dans la mesure où la réalité virtuelle vise elle aussi à construire un espace et à l’appréhender par rapport à un point de vue ; ensuite, que les mondes en réalité virtuelle partagent avec les images de cinéma leur plasticité intrinsèque, puisqu’il est dans les deux cas possible de figurer « des configurations corps-espace […] irréductibles à quoi que ce soit qui puisse être vécu par un corps dans le monde physique ». À la mise en scène d’un espace s’ajoute donc la prise en charge de l’élasticité caractérisant les images cinématographiques, de cette « réalité qui n’est qu’inconstante relation parmi des nombres de mouvement ». Beau paradoxe : si son dispositif vise à incorporer le spectateur-joueur dans un espace en partie délimité par la pièce dans laquelle il se situe, et donc quelque part à essayer d’introduire de la « réalité » dans le « virtuel » (« that deep feeling of presence », pour reprendre les mots de Mark Zuckerberg), les expériences en VR ont généralement tendance à figurer des mondes impossibles.
Expérience voisine de Senza Peso, Ayahuasca (Kosmik Journey), réalisé par Jan Kounen, simule les visions produites par la substance hallucinogène originaire d’Amazonie pour figurer un univers en constante redéfinition. Inspiré d’une séquence de Blueberry, l’expérience interdite, ce court-métrage en VR débute dans la jungle avant que des serpents ne recouvrent peu à peu le champ. Les reptiles finissent par nous encercler, puis forment un tunnel au bout duquel se déploient des structures fractales gigantesques, traversées par des créatures insectoïdes dans une ronde méditative et horrifique. Conjuguant l’infiniment grand avec l’infiniment petit, la suite de l’expérience psychédélique nous transporte dans un mausolée peuplé de squelettes et de momies indiennes avant de s’achever sur une claustration (comme si notre tête était recouverte d’une poche opaque). La dynamique qui anime ce type d’expérience est, encore une fois, paradoxale : elle est autant le théâtre d’un recroquevillement de la mise en scène autour du regard d’un seul et même corps que d’une ouverture aux confins du visible, vers un au-delà ou un en-deçà de la perception, dans une forme de dérive cosmique entre effroi et émerveillement. Entre un recentrement sur la réalité concrète de l’individu et une ouverture vers l’infini, la VR consisterait en somme à « architecturer le virtuel » à partir de ses différentes polarités : les images sont tantôt rigides, tantôt liquides, tantôt plasmatiques, oscillent entre enracinement et détachement, comme les « drogues virtuelles qui nous procurent des germes de rêverie » dont parlait Gaston Bachelard à propos des images poétiques.
Raccords et téléportations
« Ainsi les spectateurs admettent, sur le même plan actuel d’une réalité visible et audible, des actions qui se répondent immédiatement et qui sont pourtant d’un bout et de l’autre de la terre ; des événements qui se rejoignent, ayant supprimé des années et des siècles ; des personnages qui traversent l’espace et le temps, plus vite que la lumière : un jeune homme ouvre la porte pour sortir de sa chambre d’étudiant à Paris, et, franchissant le seuil, c’est un vieillard qui entre, acclamé, dans une salle de congrès à Édimbourg. » On pourrait reconnaître dans cette description que donnait Jean Epstein du montage la promesse que porte aujourd’hui le métavers, à savoir la connexion quasi ininterrompue de mondes hétérogènes, éloignés dans le temps et dans l’espace. Un tel rapprochement invite à constater ce que partagent en effet le principe du métavers (passer d’un monde à l’autre, d’une application à une autre, etc.) et la logique du raccord et du montage telle qu’elle a pu être pensée et investie au cinéma. Dans son étude sur l’espace cinématographique, Antoine Gaudin considère que l’intersection entre deux plans constitue une « saute », « un bond d’une valence spatiale à une autre ». L’auteur y prend notamment pour exemple une scène de Sherlock Junior de Buster Keaton, dans lequel le personnage principal, endormi dans une cabine de projection, s’imagine en train d’apparaître dans le film se jouant dans la salle d’à côté. Le projectionniste se retrouve, en dépit de son mouvement continu, téléporté dans une série d’espaces différents (un désert, un rivage, une montagne enneigée, etc.), en miroir « de la situation spatiale du spectateur d’un film, dont le corps est toujours, à la manière du personnage, heurté par le petit trauma spatial de la coupe ».
Bien qu’en l’état les systèmes d’exploitation VR peinent à s’émanciper du modèle d’accès aux applications du smartphone (qui ressemble peu ou prou à un catalogue, avec entre chaque logiciel un retour au menu principal), on retrouve cette dynamique dans beaucoup de titres en réalité virtuelle, qui assouvissent ce penchant pour la téléportation en ayant recours au motif du portail. Dans VR Chat, sans doute le jeu le plus populaire parmi les aficionados de la réalité virtuelle, des ouvertures peuvent être disposées par les joueurs pour accéder à différents mondes, qu’il s’agisse d’intérieurs privatisés, de reconstitutions thématiques ou d’espaces de jeu et de rencontre. Il est d’ailleurs assez frappant que ce titre, dont compte visiblement s’inspirer Zuckerberg pour son métavers, offre la possibilité de se téléporter de deux manières au fond analogues : une interface traditionnelle (un écran en forme de tablette, que l’on tient dans sa main) ou un portail, reprenant le fonctionnement de l’hyperlien Internet (cliquer pour se téléporter à l’adresse convenue) comme celui du raccord cinématographique (lier deux images entre elles et passer d’un monde à l’autre).
Si le montage a été au cinéma majoritairement envisagé comme un moyen de lier dans le temps, et non dans l’espace, deux images qui se succèdent, la VR et le métavers renvoient quelque part davantage au spatial turn de Michel Foucault, selon lequel nous nous trouverions « à l’époque du simultané, à l’époque de la juxtaposition, à l’époque du proche et du lointain, du côte à côte, du dispersé », au moment où le monde s’éprouverait « moins comme une grande vie qui se développerait à travers le temps que comme un réseau qui relie des points et qui entrecroise son écheveau. » Le fait que l’une des applications en réalité virtuelle les plus abouties soit aujourd’hui celle de Google Earth VR corrobore cette hypothèse. À travers elle se concrétisent l’essor des technologies de simulation (la reproduction numérique de notre réalité), le paradigme du portail et de la navigation (on s’y téléporte à l’aide d’une suite de coordonnées), mais aussi l’importance fondamentale du montage cinématographique dans notre approche de la réalité virtuelle (de petits montages pré-calculés nous transportent d’un bout à l’autre du globe pour nous familiariser avec l’application). Plus loin, c’est le lien historique entre cinéma et cartographie qui transparaît dans la « dimension cinégénique » des outils de navigation de Google Earth : travelling, zoom in, zoom out, panoramique, contre-plongée, gros plan, etc. Dans Google Earth VR, le spectateur-thaumaturge est à la fois filmeur, cartographe, navigateur. Il mobilise autant son regard que son toucher, comme un opérateur Lumière nouvelle génération : « Si le cinématographe naissant avait inconsciemment inscrit sa visibilité cinétique dans une lignée cartographique, cent ans après, c’est au tour des nouvelles formes de cartographie de l’espace de trouver dans le cinéma l’une de ses sources d’inspiration. » Voilà aussi une manière, quelque part, de domestiquer le virtuel pour ne plus avoir peur de ses abysses : en ouvrant Google Earth VR, la Terre se présente dans une version miniaturisée, telle un petit globe à manipuler de ses mains. La surface du monde ressemble alors à s’y méprendre à une maquette.
L’étude de Google Earth VR, comme des cas évoqués plus en amont, met en exergue une contradiction commune : si les dispositifs en réalité virtuelle ouvrent sur un monde numérique incertain, relatif et élastique, capable en principe de tous les prodiges, ils ne cessent dans le même temps de renvoyer aux lois de notre monde physique, avec son espace euclidien, sa pesanteur, ses territoires et ses lieux définis. Mais cette contradiction n’est qu’apparente. Comme nous l’a appris l’histoire des images, des médias et des techniques, il s’agit d’une tendance partagée par un ensemble de formes à leurs débuts : elles n’ont de « nouveau » que le nom et s’inscrivent moins dans une logique de rupture brutale que dans une généalogie au fil de laquelle s’opère une série de transformations. Les nombreux rapports qu’entretient la réalité virtuelle avec le cinéma en attestent, tant ce dernier semble avoir largement façonné son fonctionnement, son esthétique et ses principes. Il l’aura même en quelque sorte engendrée, jusqu’à faire du métavers une créature éminemment cinématographique.