Et si les images numériques dessinaient, par leur malléabilité, une bifurcation du cinéma vers un horizon pictural ? Tentative de réponse à partir du travail de deux cinéastes, l’un hollywoodien, l’autre issu du champ expérimental : David Fincher et Jacques Perconte.
« Qu’est-ce que le cinéma ? » Depuis vingt ans, la généralisation de l’image numérique a remis sur le métier l’interrogation d’André Bazin et la première des réponses qu’il esquissait – l’ontologie de l’image photographique. « La photographie, en achevant le baroque, a libéré les arts plastiques de leur obsession de la ressemblance. Car la peinture s’efforçait au fond en vain de nous faire illusion et cette illusion suffisait à l’art, tandis que la photographie et le cinéma sont des découvertes qui satisfont définitivement et dans son essence même l’obsession du réalisme. Si habile que fut le peintre, son œuvre était toujours hypothéquée par une subjectivité inévitable. Un doute subsistait sur l’image à cause de la présence de l’homme. » « Définitivement », finalement non, à moins de considérer, comme Jean-Louis Comolli, que le numérique n’est qu’une « image calculée » et contrôlable de la réalité, sortant de « l’inscription vraie » et « du cinéma » lui-même, et dont la potentielle transformation fait peser « comme une promesse ou une menace ». Avec le numérique, on assisterait dès lors au grand retour du « doute » dû à « la présence de l’homme ».
Dans une longue parenthèse de Rose pourquoi, essai-enquête sur l’émotion suscitée par une scène de Liliom de Frank Borzage, le cinéaste Jean Paul Civeyrac creuse cette hypothèse d’une « menace » au fil de son étude des « épiphanies » : « Le surgissement épiphanique dans la durée d’un plan long (ou séquence) trouve aujourd’hui sa remise en cause radicale par la performance des trucages numériques. Si, en effet, jusqu’à une date récente, le spectateur pouvait se dire (et croire) que c’était dans l’épreuve d’une durée réelle, de son dépôt patient, capté lors du tournage, qu’un événement rare et bouleversant avait lieu, venant désorienter, réorienter le cours d’une scène (l’irruption d’un émoi sur un visage, l’apparition d’un brouillard dans un paysage, le surgissement d’un indressable papillon venant se poser sur l’épaule d’un acteur, etc.), il est aujourd’hui légitime de penser que rien n’a eu lieu véritablement et que tout a été truqué par ordinateur de façon parfaitement invisible, et que donc l’inattendu, l’inespéré, l’irréversible, l’insaisissable du réel, miraculeusement approchés dans le temps d’un plan, ont été remplacés par une forme stricte de contrôle démiurgique – ici, numérique – par définition hostile au phénomène épiphanique, puisque entièrement tourné vers lui-même, et dans la négation d’un dehors, de son émergence imprévisible – “le réel est ce qu’on n’attendait pas”, dit Henry Maldiney. Et c’est bien de cette manière que le trucage numérique nous a fait entrer dans une “ère du soupçon” – où ce qui semble avoir eu lieu n’a peut-être en vérité jamais eu lieu. »
Fincher, pourquoi
On pourrait répondre aux différentes critiques formulées que le numérique est aussi un outil documentaire – par la légèreté de tournage qu’il favorise, le moindre coût à enregistrer et à stocker des rushes, ou encore la manière dont certaines caméras HD peuvent filmer des environnements nocturnes en basse lumière avec une précision incomparable à celle de la pellicule (comme dans Argent amer de Wang Bing). Mais quand bien même le numérique permet, et parfois même davantage que le cinéma analogique, la captation de « l’inattendu », il est vrai que sa nature l’éloigne de la stricte ontologie photographique bazinienne, pour l’amener toutefois sur un terrain plus hétérogène et fécond que le tableau que dressent chacun à leur manière Comolli et Civeyrac.
À la lecture du passage ci-dessus de Rose pourquoi, le nom d’un cinéaste en particulier vient à l’esprit : celui de David Fincher, chez qui l’image numérique fait l’objet d’omniprésentes retouches invisibles à l’œil nu, dont plusieurs vidéos (pour Mindhunter, Millénium et Gone Girl) dévoilent les secrets. Les plans y sont le théâtre d’incrustations, de transformations substantielles, mais aussi de reconfigurations plus discrètes par l’entremise des outils numériques. Étalonnage des couleurs, ajout ou suppression d’éléments du décor (arbres, immeubles), effacement des traces du tournage (un rail de travelling), incrustation de flocons de neige ou d’un brouillard… Les trucages touchent les scènes les plus spectaculaires (par exemple, une explosion), mais aussi, plus curieusement, des détails incongrus : un filet de sang qui coule d’un front meurtri dans Millénium, la courbe d’une chaussée rehaussée dans un épisode de Mindhunter, etc. Le numérique n’assouplit pas seulement le travail entrepris sur le tournage, mais offre plus encore la possibilité d’agir sur chaque partie du plan et de les remodeler localement dans une perspective obéissant à d’autres impératifs que ceux de la logistique.
Par ce retravail incessant de l’image, l’œuvre de Fincher illustrerait, comme le pointe Guillaume Orignac dans l’essai qu’il consacre au cinéaste, ce que Jean Baudrillard associe à « l’avènement de l’image numérique » : « la “fin d’une présence singulière de l’objet”, “la fin du moment singulier de l’acte photographique”, et celle du “témoignage irréductible du négatif” ». Orignac envisage justement la filmographie de Fincher comme l’exploration de ces différentes questions – la disparition de l’imprévu, « la reproduction objective d’un dehors » –, tout en soulignant en quoi l’attention maniaque aux détails sert une approche au fond réaliste : « Les événements les plus dramatiques ne gagnent leur vraisemblance qu’en s’appuyant sur cette trame d’éléments quotidiens qui forment une tapisserie réaliste d’objets, de costumes et de gestes anodins. »
Il existe toutefois une autre possibilité d’appréhender l’œuvre et, ce faisant, de revenir à notre point de départ, c’est-à-dire Bazin : plus qu’une négation du réel, qui serait détourné à des fins démiurgiques, l’art fincherien organiserait bien plutôt une actualisation de ce qu’il renferme, pour faire émerger ce que Cézanne appelait, à propos de L’Olympia de Manet, la « vérité picturale des choses ». Quand Fincher rajoute du brouillard et de la neige au pont de l’île de Millénium, il révèle ainsi la part intrinsèquement brumeuse du décor (cf. montage ci-dessus). « La vérité de la peinture », qui n’est pas celle de la photographie, permet la figuration « d’un monde autre et pourtant tout réel », ou pour reprendre une expression de Paul Klee, « la vision secrète » que l’art « rend visible » en se détournant de l’horizon de la simple reproduction (« L’art ne reproduit pas le visible ; il rend visible. »). L’ordre secret des choses, tel est justement l’un des sujets profonds du cinéma de Fincher qui, comme nous l’évoquions dans un débat centré sur la question du réseau dans ses films, s’attelle à dévoiler, par le montage d’actions et de dynamiques parfois distendues, une toile reliant les êtres et les espaces. La retouche numérique est un autre outil servant ce dessein : grâce à elle, il est possible de reconfigurer la matière du plan non pas pour en travestir la réalité, mais pour déployer son potentiel invisible. « Le véritable réalisme » dans les arts plastiques, disait Bazin, est le besoin « d’exprimer la signification à la fois concrète et essentielle du monde ». L’une des singularités du cinéma de Fincher tiendrait alors dans la façon dont il embrasse cette définition tout en épousant, en apparence, ce que le critique opposait à ce véritable réalisme, c’est-à-dire « le pseudo-réalisme du trompe‑l’œil (ou du trompe‑l’esprit), qui se satisfait de l’illusion des formes ».
Le grimoire
Il n’est pas anodin que le terme de « palette graphique » soit employé dans le champ des effets spéciaux et de la restauration, comme on parle bien de « retouches numériques » : cette manière de modifier les couleurs et d’intervenir sur les textures cultive un lien évident avec l’acte pictural. Un autre cinéaste, Jacques Perconte, permet d’étudier plus en profondeur cette proximité entre la peinture et l’image numérique, et plus loin de répondre à l’argument de Civeyrac sur l’impossibilité de cette dernière de toucher à « l’insaisissable du réel ». Au commencement, chez Perconte, il y a la photographie – littéralement dans Avant l’effondrement du Mont Blanc, qui s’ouvre sur une image argentique, mais aussi plus largement dans tous ses films, qui reposent en premier lieu sur une captation documentaire d’un paysage donné. L’usage de la compression numérique par le cinéaste n’a pas vocation à contrevenir à cet élan premier, mais à le creuser. D’où un lien avec la peinture, que le cinéaste a œuvré à entretenir, notamment avec Impressions, qui marche dans les pas des impressionnistes, ou la série des Or / Aor, inspirée par les toiles de Klimt : le dérèglement de l’image devient un moyen de retoucher le réel, pour en explorer le mouvement fondamental – par exemple, le ressac des vagues sur l’île de Madère. Sa méthode de travail en témoigne, puisqu’elle consiste à être au plus près des paysages, que Perconte filme lui-même (en plan fixe, sur une colline, depuis une fenêtre, à bord d’un train, d’un petit avion ou d’un bateau, etc.), avant de les retravailler devant un ordinateur. C’est tout à la fois un art du dehors et de l’atelier, de l’observation et de la reprise touche par touche. Le pixel se modèle tel un point de couleur. Mais au-delà de cet horizon pictural, le cinéma de Perconte dessine une autre voie, plus hybride encore, qui se rapprocherait d’une forme de « sorcellerie ».
Dans un court reportage de l’émission Tracks, diffusée sur Arte, un journaliste suit Perconte à Rotterdam, où il vit depuis quelques années, pour documenter à la fois son travail de filmeur (à l’extérieur) et de plasticien (chez lui, dans son studio). Un étrange secret de fabrication se dévoile alors : dans ses carnets, Perconte consigne les paramètres de compression qu’il découvre, telles des « formules » que contiendrait le grimoire d’un enchanteur. Le code devient alors la matrice de bugs qui révèlent le mouvement inhérent de ce qui est filmé, et pourtant invisible à l’œil nu. Le numérique produirait-il donc aussi, en parallèle d’une ère du soupçon dominée par les puissances du faux, un art « magique » transformant le réel pour figurer le surgissement, inattendu, de ce qui l’anime ? À son bureau, Perconte compare son travail à de l’alchimie, avant de préciser : « Ce qui se passe plastiquement dans mes images, c’est le résultat de ce que j’ai filmé et du mouvement qui est pris, du réel, par ma caméra. Tout cela explose, et c’est cette manifestation que je raconte. » Plus que le règne des démiurges étanches au réel, il est peut-être finalement venu le temps des sorciers.