C’est un bruit qui court depuis quelques temps : le règne des fonds verts sur les superproductions hollywoodiennes toucherait à sa fin. Leur disparition progressive ne signifie toutefois pas un retour en grâce des tournages en extérieur, mais le développement de nouveaux outils en mesure de les remplacer sur les plateaux, dans l’objectif d’assouplir encore davantage l’hybridation entre mondes physique et virtuel que promet le cinéma numérique. Qu’en est-il vraiment ?
On compte aujourd’hui plusieurs outils permettant de ne plus recourir à la technique du chroma key (sélectionner une même couleur, le plus souvent du vert ou du bleu, pour la supprimer et la remplacer par des textures numériques) et de se passer par conséquent des fonds verts qui ont depuis vingt ans occupé les plateaux des grands studios. Parmi eux, les objectifs des depth cameras (par exemple celle de Kinect, appareil de motion gaming développé un temps par Microsoft pour sa gamme de consoles Xbox) peuvent distinguer les différentes strates de profondeur dans le champ pour en isoler instantanément certaines parties. En parallèle, il existe également des filtres qui recourent à la reconnaissance faciale afin de détecter à l’intérieur du champ une silhouette et de l’isoler automatiquement du reste de l’image. Disponible sur TikTok, green screen donne par exemple à ses utilisateurs la possibilité d’inscrire, de manière parfois volontairement erratique, leur corps au sein des décors de leur choix, sans utiliser de fond vert. Mais parce ces outils ne permettent toujours pas aux acteurs et actrices d’observer directement l’environnement dans lequel sont plongés leurs personnages, c’est en réalité une autre technologie, antérieure aux algorithmes de reconnaissance faciale, qui a depuis quelques années la préférence des studios. Dans le sillage de la série The Mandalorian, de plus en plus de superproductions ont en effet recours à de gigantesques murs d’écrans LED pour habiller l’arrière-plan de leurs plateaux. Dans la série dérivée de l’univers de Star Wars, les paysages traversés par le chasseur de primes s’affichent sur des écrans panoramiques incurvés, le travail de post-production sur les images numériques pouvant par conséquent commencer dès le moment du tournage. Il n’est plus nécessaire d’attendre de longs mois avant d’entrevoir le résultat final, tandis que les acteurs et actrices ne s’en remettent plus à leur seule imagination pour se projeter mentalement dans les décors. Au départ, cette technologie n’avait pas seulement vocation à remplacer les fonds verts pour faciliter le travail des interprètes, mais aussi à régler les problèmes de reflets et de gestion de la lumière qui pouvaient se poser en post-production. Dans le cas du casque réfléchissant du Mandalorien, il a fallu pour Disney trouver une solution afin de ne pas avoir à retoucher les nombreux reflets colorés (dans le jargon : du « spill ») qu’aurait occasionnés la présence d’un fond vert.
Toiles de fond
L’utilisation d’écrans LED, qui se différencie d’autres technologies de diffusion par la souplesse de son intensité lumineuse, s’est par conséquent peu à peu banalisée, en renouant indirectement avec la pratique, jadis très répandue, de la rétroprojection (aussi parfois appelée « projection arrière » ou « transparence »). Cette dernière consistait, au temps du cinéma classique, à projeter des images sur un écran disposé derrière les acteurs et les actrices, pour filmer depuis un studio une scène se déroulant en extérieur. Comme les fonds verts ou plus loin la motion capture, qui renvoient respectivement à l’incrustation manuelle sur pellicule et aux chronophotographies de Marey, les écrans LED reconduisent la logique de cette technique ancienne, à une différence de taille : ils ne reposent pas sur une projection limitée aux dimensions rectangulaires d’un écran de cinéma, mais prennent la forme d’une diffusion de pixels sur des surfaces qu’il est possible d’agencer de mille et une façons, pour moduler à loisir la distance entre le fond et la caméra, mais aussi les mouvements ou l’orientation de cette dernière.
Avec des images de dimensions diverses (surfaces horizontales, verticales, sphériques voire même des cubes, comme par exemple sur le tournage de Gravity), les écrans LED offrent donc en principe une plus grande élasticité en matière de cadrage et de composition par rapport à la traditionnelle rétroprojection. Il s’agit du moins de l’un des arguments mis en avant par les concepteurs de ces instruments, qui promettent à leurs potentiels clients une forme de « libération » au tournage par le virtuel. Mais si l’on se penche plus attentivement sur la question, le recours à des environnements écraniques peut malgré tout s’accompagner d’une sensation de fixité, voire, dans certains cas, d’une relégation paradoxale de l’espace au rang de toile de fond. Il s’agit du principal contrecoup du remplacement des fonds verts par les murs d’écrans LED : en donnant directement à voir sur le plateau l’espace imaginé, ces derniers ont tendance à rabattre les images numériques sur les limites spatiales de notre monde physique.
De fait, que regarde-t-on dans The Mandalorian ? Avant tout un acteur entouré d’écrans géants, perçant de son regard non pas l’horizon de paysages profonds, mais la planéité de surfaces pixelisées. Habile manœuvre, donc, que de faire du personnage principal un vagabond errant dans une série d’étendues neigeuses ou sablonneuses, afin de limiter les interactions avec l’environnement, le plus souvent contemplé de loin. D’où notamment l’utilisation de longues focales qui, d’un côté, maquillent la nature essentiellement écranique de ces paysages et, de l’autre, tendent à séparer les personnages d’un milieu qu’il n’est pas question d’investir. Dans le tout premier épisode de la série, la plupart des scènes en extérieur accusent ainsi le poids d’une certaine inertie, comme lors de cette confrontation avec des bêtes sauvages qui se termine à l’endroit où elle a commencé, avec le même arrière-plan flou réutilisé plusieurs fois (l’affrontement sera rejoué quelques scènes plus loin… dans un enclos). En dépit d’un étalonnage qui tente de masquer les bords du plateau et de donner l’illusion d’un espace ouvert à tous les possibles, des murs invisibles encerclent toujours bel et bien les figures, contraintes de ne pouvoir qu’observer un monde qu’elles ne peuvent habiter. Si bien que le recours à l’écran LED semble s’inscrire dans le giron des stratégies figuratives narrato-centrées les plus communes et répandues : celles où l’espace, soumis « aux injonctions narratives et représentatives qui tendent à mobiliser l’attention du spectateur », se trouve relégué « à l’arrière-plan de la représentation ».
L’écran et le monde
Cette limite permet de comprendre en quoi cette manière d’incruster acteurs et actrices dans un environnement numérique séduit en particulier les séries. En mettant l’accent sur les interactions entre acteurs et actrices, l’espace sériel se révèle souvent propice à l’échange et au dialogue. Dans de nombreuses séries, et plus spécifiquement celles qui se déroulent dans des intérieurs clos ou dans de vastes étendues que l’on n’aperçoit généralement qu’à moitié (exemplairement Game of Thrones, dont on a ici souligné les angles morts en matière de figuration d’un territoire), l’environnement pourrait tout à fait être représenté par un ensemble d’écrans sans en bouleverser fondamentalement l’économie figurative. D’autant que d’un point de vue industriel, le format de la série implique de produire une quantité non négligeable d’images en réduisant au maximum les coûts de production, ce à quoi contribuent les murs en LED (un écran LED coûte certes beaucoup à l’achat, mais il est par la suite possible d’y diffuser n’importe quelle image sans avoir à recourir à des retouches numériques majeures). Comme le mentionne Chris Edwards, fondateur de la société The Third Floor qui a travaillé sur The Mandalorian et d’autres productions d’envergure (parmi lesquelles Game of Thrones) : « Les services de streaming créent une période de boom dans laquelle on donne à beaucoup de gens un budget pour créer du contenu, beaucoup de contenu. […] Chaque fois que du temps est perdu sur le plateau ou en post, c’est du temps qui ne finit pas à l’écran, et ces gens n’auront sans doute pas d’autre opportunité de faire une série à moins qu’ils ne réussissent à extirper la moindre goutte de leur vision. Et c’est ça, au fond, la prévisualisation. » L’un des principaux intérêts des murs d’écrans LED est donc aussi, voire avant tout, d’ordre économique ; leur développement obéit encore principalement à une logique de rentabilité. Il n’est dans cette optique pas anodin que, à la suite des studios Disney, Netflix ait massivement investi dans cette technologie, afin de compenser les restrictions de tournage liés à la pandémie de Covid-19 et systématiser les tournages de séries et de films dans leurs propres studios.
Qu’à l’avenir l’utilisation de murs en LED soit amenée à s’étendre semble donc déjà actée. L’enjeu reste maintenant de savoir dans quelle mesure ce dispositif saura ou non être investi formellement au-delà d’une simple fonction d’habillage. L’histoire de la rétroprojection peut à ce titre nous donner quelques perspectives. Le dispositif a pu être la source d’une artificialité revendiquée, donnant à voir des corps en prise avec un monde étrange et désaxé, comme dans La Main au Collet, où la fausseté des paysages projetés nous rappellent que les apparences sont souvent trompeuses. Dans Les Oiseaux, Hitchcock en a même fait le champ de bataille où deux univers, l’avant et l’arrière-plan, entraient violemment en collision. À l’inverse, au mitan de L’Aurore de Murnau, une rétroprojection figurait à des fins dramaturgiques une absence d’interaction entre le centre du cadre (un couple) et sa périphérie (le cœur battant d’une ville qui ne semblait pouvoir atteindre les amants). Mettre à jour une frontière plastique, matérielle et existentielle, autrement dit dévoiler le dispositif pour en faire la ligne directrice d’un trajet de mise en scène fondé sur la disparité des images convoquées : voilà l’un des horizons possibles pour l’emploi des murs d’écran LED. Comme le suggère Lev Manovich : « Bien que la composition numérique serve généralement à créer un espace virtuel continu, ce n’est pas forcément sa seule fonction. On peut aussi l’utiliser à d’autres fins. Il n’est pas impératif d’effacer les frontières entre des mondes différents, d‘harmoniser la perspective, l’échelle et l’éclairage : toutes les strates peuvent conserver leur identité propre plutôt que de se fondre dans un espace unique ; des mondes différents peuvent s’entrechoquer sémantiquement plutôt que de former un seul univers. » Si le recours aux murs en LED a en effet pour objectif d’unifier mondes physique et virtuel, la démarche nécessite concrètement d’ériger des cloisons et de revenir, comme nous l’avons vu, à des techniques plus anciennes où primait encore la notion de frontière. Sans doute sera-t-il à terme question d’exposer, d’ébranler ou de fortifier cet alliage paradoxal, pour faire de ces parois de pixels la matrice d’un cinéma numérique qui embrasserait, sans s’en cacher, le « paradigme de l’hybridation » dont il est le fruit.