Envisager ce que seront les images de demain implique également de se demander ce qu’il adviendra des œuvres du passé. La restauration des films, qui s’est développée depuis l’avènement de la vidéo domestique (VHS, puis DVD, Blu-Ray et VOD), ne cesse de se perfectionner, permettant aujourd’hui de créer des fichiers numériques en ultra-haute résolution à partir de supports pellicules en plus ou moins bon état. Cette pratique est au cœur des questions de conservation des images à travers le temps, et son évolution conditionne la manière dont nous verrons demain les films d’hier et d’aujourd’hui. Nous sommes allés à la rencontre de Serge Bromberg, fondateur de Lobster Films (à l’origine de la restauration de films de Georges Méliès, Charlie Chaplin, Buster Keaton, Abel Gance, Max Linder, etc.), pour retracer l’évolution de la restauration, de ses balbutiements à son état actuel, et esquisser ses horizons possibles.
Les trente-cinq ans d’existence de Lobster films, fondé en 1985, font de vous une personne idéale pour évoquer l’évolution de la restauration. Quel a été le point de départ de la création de Lobster ? Était-elle le fruit d’un désir cinéphilique particulier ?
Pas du tout. Quand Langlois a fondé la cinémathèque en 1932, son approche n’était guère cinéphile : ce qui l’a réellement motivé, c’est que des films commençaient à disparaître définitivement. Depuis cinq ou six ans, Langlois ne voyait plus les films qu’il avait vus lorsqu’il était gamin. C’est donc d’abord par nostalgie qu’il a voulu entretenir et institutionnaliser l’accès aux images qu’il avait aimées, dans le cadre de ce qu’il a appelé la Cinémathèque Française. De la même manière, quand j’avais 10 ans, je regardais des films de Chaplin que je n’ai jamais pu revoir ensuite à la télévision. Le seul moyen de retrouver ces images était de les avoir physiquement entre les mains. La fondation de Lobster a ainsi été avant tout conditionnée par l’envie de voir ou de partager ces films inaccessibles. Ce qui fait la valeur de l’image, ce n’est pas l’image en elle-même, mais l’intérêt qu’elle suscite auprès de spectateurs curieux. D’une certaine manière, préserver les images signifie en réalité entretenir le désir de les voir.
Entre 1985 et 2022, je pense que c’est un euphémisme de dire que les techniques de restauration ont évolué…
On est à peu près passé de l’âge de pierre à l’âge de la lumière ! (rires)
… mais en parallèle de cette évolution des techniques, l’acte de restauration, dans son essence, a‑t-il lui-même évolué ?
Effectivement, cela n’a plus rien à voir. Quand j’ai commencé, le fait d’avoir une copie d’un film était considéré comme quelque chose de merveilleux : il y avait très peu de communication entre les cinémathèques et les archives. La première chose qui a changé, c’est le dialogue entre les différents acteurs, qui s’est démocratisé. La Fédération internationale des archives du film (FIAF) a monté des bases de données et des systèmes de recherche entre les différentes cinémathèques pour faciliter les demandes de restauration. Dans les faits, ces films ont tellement perdu de leur intérêt commercial et même patrimonial que notre objectif n’est plus le même. Aujourd’hui, toutes les cinémathèques se retrouvent avec des films à ne plus savoir quoi en faire, mais surtout sans savoir à qui les montrer. Le fait de collaborer ensemble pour restaurer un film permet à tous de pouvoir présenter un film donné dans la meilleure qualité possible, et donc, quelque part, de « restaurer » aussi le public.
Le deuxième changement de taille, c’est qu’auparavant, on restaurait sur pellicule, car il n’y avait que ça. Or, à chaque restauration sur le même support, la qualité se détériorait : on augmentait le contraste, on perdait de la netteté… Aujourd’hui, avec le numérique, on extrait le contenu des meilleurs éléments possibles qu’on traite ensuite.
Ce qui nous amène au troisième changement, cette possibilité d’intervenir sur chaque détail (un point, une poussière, etc.), ce qui n’était pas faisable avant, lorsqu’on recopiait simplement l’image dans son intégralité. Au mieux, on pouvait la laver — ce que l’on appelle un « essuyage » —, et puis on pouvait éventuellement procéder, pour les cinémathèques qui avaient les moyens, à une « immersion » (NDLR : par opposition au scan « sec », le scan par « immersion » se fait dans un produit ayant le même indice de réfraction que la pellicule, ce qui permet de rectifier les rayures et les défauts directement par le scanner du film). Il y avait des moyens d’améliorer l’image, mais fondamentalement, c’était l’âge de pierre. Aujourd’hui, la philosophie a changé. Si vous numérisez un négatif, c’est-à-dire que vous le traitez et que vous refabriquez un négatif à partir d’une copie numérique, l’aspect des deux négatifs sera quasiment identique. Quelque part, il n’y a plus de problème, on ne lutte plus contre les générations. Le grand nombre de possibilités techniques a du coup fait naître, de manière corollaire, des problèmes éthiques : jusqu’où doit-on restaurer ?
Trancher
Comment vous servez-vous véritablement de la myriade d’outils numériques qui sont aujourd’hui à votre disposition ?
Le principe de la restauration est très simple. On commence par numériser de la meilleure manière possible les meilleures sources possibles. Si vous n’avez pas fait le tour de toutes ces sources, vous ne pouvez pas être certains qu’elles constituent la meilleure base. Par exemple, on vient de terminer la restauration de Le Roi du cirque (Max Linder, 1925), et il a fallu onze cinémathèques et quatorze sources différentes pour reconstruire le film. Cette étape de recherche constitue presque la part la plus longue et difficile du travail.
Comparaison de deux sources d’un plan identique : à gauche, une pellicule très abîmée ; à droite, une pellicule en bien meilleur état.
Une fois que ces sources ont été numérisées, il faut ensuite traiter l’image d’un côté, et le son de l’autre. Enfin, lors de la restitution, vous pouvez soit reconstituer sur pellicule de nouveaux éléments matriciels qui permettront plus tard de faire des copies (un négatif) — ce qu’on appelle un négatif air num, c’est à dire qu’on remet sur pellicule les données numériques —, soit créer un DCP (NDLR : Digital Cinema Package, l’ensemble des fichiers qui permettent de diffuser un film numérique en salles), un fichier PRORES (NDLR : format vidéo destiné à la post-production), un fichier pour le streaming…
Vous êtes aussi, avec Lobster, un pionnier dans la restauration du son. J’ai le sentiment que c’est sur ce terrain que les restaurations les plus récentes ont véritablement progressé — et c’est peut-être d’ailleurs sur cet aspect qu’il reste une certaine marge de manœuvre.
Le son représente effectivement un vrai problème. Lorsqu’on a commencé en 1989, les technologies étaient balbutiantes. Les outils dont nous disposons actuellement sont à l’inverse extraordinairement perfectionnés. Est-ce qu’il s’agit des outils définitifs ? Je n’en sais rien, mais on va déjà tellement loin que je pense qu’aller au-delà ne s’entendra pas vraiment pour les non-spécialistes. Le vrai souci que l’on rencontre encore aujourd’hui, c’est la lecture des sons originaux. Même avec des machines numériques avancées, il est très difficile de lire un son correctement. De ce côté là, en effet, il y a certainement une progression possible.
Chez Lobster, si on a plutôt profité des progrès des autres acteurs concernant l’image, on a toujours été à la pointe sur le son. Nous avons été parmi les premiers à miser sur ProTools, aujourd’hui le logiciel de référence dans l’enregistrement et le traitement du son. Cette expertise sonore s’est faite d’abord parce que l’on maîtrisait le matériel technologique, mais surtout parce que nous avions l’oreille pour réaliser ces restaurations…
De sorte que si les technologies ne cessent d’évoluer, notamment à travers les outils numériques, l’apport du restaurateur et ses choix sont fondamentaux, il y a trente ans comme aujourd’hui.
C’est très paradoxal : dans le principe, le restaurateur n’invente rien, ne crée rien, et doit se rapprocher de ce qu’a été l’objet initial sans rien inventer. Mais dans les faits, il est forcément confronté à des choix tout au long du processus qui font qu’il a une influence certaine sur le résultat.
Intelligence artificielle
À ce geste de restauration s’oppose pourtant une pratique en plein essor, celle des intelligences artificielles. On voit de plus en plus sur internet des films sur lesquels a été réalisé un upscaling, c’est-à-dire une image originale de faible définition sur laquelle un programme a généré des données complémentaires pour en faire une vidéo en 4K ou 8K avec des fréquences d’images très élevées.
Cela n’a rien à voir avec de la restauration : restaurer un film, ce n’est pas corriger le passé, c’est le reconstituer. Par exemple, les films Lumière étaient instables. On a certes désormais la possibilité de les stabiliser numériquement, mais faut-il le faire ? Il n’y a pas de bonne réponse. L’important, c’est que le restaurateur précise ce qu’il fait. On a la chance de pouvoir conserver les différentes étapes d’une restauration — et donc, dans le cas des films Lumière, une version stabilisée et une autre non stabilisée. À chacun de situer la frontière. À mon avis, il y a de « bonnes » pratiques en matière de restauration qui dans les faits sont discutables et discutées.
Mais les films sont aussi, dès leur réalisation, conditionnés par les techniques à disposition de leurs créateurs. Le passage entre ces différents formats et techniques est aussi de la responsabilité du restaurateur.
Tout à fait. Par exemple, autant il est formidable et totalement indispensable que l’expérience de projection en 35mm soit maintenue, autant il faut comprendre que la projection en 35mm n’est pas une expérience in fine. Quand John Ford ou Jean Renoir faisaient des films, ils ne les faisaient pas pour qu’ils soient montrés en 35mm dans des salles, mais pour qu’ils soient simplement montrés dans des salles. Le seul support qu’ils avaient à leur disposition, c’était le 35mm. Aujourd’hui, opteraient-ils pour le 35mm ou le numérique ? On n’en sait rien !
Sur cette question, la conservation des films restaurés est tout de même assez paradoxale : malgré toutes les innovations numériques, le seul support à offrir une véritable garantie de conservation dans le temps est la pellicule. Comment pensez-vous qu’évoluera cette manière de conserver les films, que l’on pourrait facilement, à l’ère du numérique, considérer comme archaïque ?
Nous ne faisons pas de copie pellicule de tous les films que nous restaurons : le coût du report sur pellicule est délirant. Les plus prestigieuses de nos restaurations actuelles vont sur pellicule, mais le reste est stocké numériquement. Cela reste pourtant le moyen de conservation le plus sûr, jusqu’au jour où sera découvert un réel système pérenne de sauvegarde : on a parlé de la sauvegarde sur ADN, sur diamant, sur verre… À l’heure actuelle, il n’y a que le système de recopie sur la bande magnétique froide qui fonctionne vraiment, à condition d’en faire une copie tous les cinq ou dix ans. Mais on perd quand même un peu en qualité, notamment dans l’espace colorimétrique, et on est relativement limité par la définition (la pellicule équivaut à une résolution 6K). Il n’en reste pas moins que le film est le moyen ultime de conservation, car les fichiers numériques n’ont aucune durabilité. Combien de fichiers numériques datant de plus de quinze ans avez-vous conservés ? Alors que les films en 9,5mm de votre grand-père tournés dans les années 1930 sont toujours dans le placard. Les supports polyesters bien conservés durent environ mille ans. Mais ils présentent un autre intérêt : on est sûrs que n’importe qui, dans le futur, sera capable de lire ces images encadrées de perforations.
J’ai l’impression que les restaurations sont, d’une certaine manière, cycliques et conditionnées par l’évolution des technologies. Il existe par exemple trois restaurations de L’Atalante de Jean Vigo. Est-ce que restaurer un film, ce n’est pas le restaurer tous les dix, quinze, vingt ans ? Les restaurations 4K que l’on juge magnifiques aujourd’hui ne seront-elles pas dépassées dans une dizaine d’années ?
Effectivement, l’évolution des techniques nous a mis au pied du mur et dans l’obligation de rerestaurer. Nous avons restauré des films sur pellicule, puis en HD, puis maintenant en 2K, 4K, 8K. Ceci dit, on arrive aujourd’hui à être si proche de l’original que le gain est relativement faible. On peut imaginer qu’il n’y a pas de différence majeure pour l’œil humain entre une restauration 2K et une restauration en 20K. Je pense qu’on est arrivé à un tel point de perfectionnement qu’il n’y aura plus besoin, une fois qu’une restauration est achevée, d’en refaire une, ce qui justifie aussi l’investissement massif du CNC dans les aides à la restauration du patrimoine. Je suis assez optimiste sur le fait que les restaurations actuelles ne seront jamais démonétisées comme le sont aujourd’hui les premières restaurations.
Devant le constat de ce point d’accomplissement technologique, quel horizon peut-on envisager pour la restauration de demain ? Que seront dans cinquante ans les films d’aujourd’hui ?
Du temps où l‘image était rare, elle était aimée et recherchée. Aujourd’hui, on est submergé, et on ne peut plus les aimer, parce qu’il y en a trop, partout, dans tous les sens. C’est cet amour de l’image qui disparaît. Plus personne ne conservera la mémoire de ces films : on se souviendra de La Règle du jeu, mais dans vingt ou trente ans, plus personne ne se souviendra de Don’t Look Up. Qu’est-ce qui va présider ? Qui va choisir ce que l’on conservera ou non ?