Tous les deux ans, à travers son très large programme, le Fespaco (Festival panafricain de cinéma de Ouagadougou) est l’occasion de dresser l’état des lieux des cinémas d’Afrique. Du bon, du très bon, du moins bon… et aussi du médiocre. Avec près de deux-cent films sélectionnés (compétitions officielles longs et courts métrages, documentaires, et compétitions parallèles), on ne peut reprocher à l’emblématique festival d’offrir au spectateur une incroyable variété d’images. Mais profusion n’est pas loin de confusion, et le Fespaco gagnerait sans doute à définir une ligne de programmation plus claire. Malgré quelques déceptions, le panorama des cinématographies du continent a permis de déceler de vraies pépites. Avec deux constats : le Maghreb et le court métrage tiennent le haut du pavé.
Il en fallait du talent, un regard aiguisé, de la patience et de la réflexion pour se frayer un chemin parmi la vingtaine de longs-métrages en compétition officielle, tant le niveau, comme les thèmes abordés, était extrêmement divers. Bravo au jury qui a placé sur le podium final du Fespaco 2011 trois films aussi intelligents que différents. Sur la plus haute marche, le Marocain Mohamed Mouftakir remporte l’Étalon d’or avec Pégase. Un homme qui crie décroche l’argent et Le Mec idéal le bronze.
Brillamment construit, Pégase travaille le motif de l’oppression des femmes sous la forme d’un thriller psychologique. Autour d’une jeune fille traumatisée par la figure paternelle et de sa psychanalyste, le réalisateur nous perd dans les méandres de l’histoire personnelle de l’héroïne. Travaillant le thème du double, avec pour viatique « nous sommes notre propre ennemi », Mouftakir avance par flash back, proposant une piste pour aussitôt la démonter sans jamais perdre de vue son objectif final. Parfois onirique, souvent inquiétant, Pégase se déploie sur une photographie somptueuse, travaillant le bleu tirant vers le noir et gris, ou faisant de la lumière d’un champ de blé un « doré sépia » troublant. « Je ne me considère pas encore comme un réalisateur, nous a confié Mohamed Mouftakir au lendemain de la projection. Le cinéma est mon parcours initiatique, il m’accompagne dans mon conflit avec moi-même, comme les personnages de Pégase. »
L’homme derrière la caméra de Pégase est pourtant un grand réalisateur, à suivre absolument.
Mahamat-Saleh Haroun (voir son entretien) est un habitué du Fespaco, où Abouna et Daratt avaient fait forte impression. Son Homme qui crie, dernier de sa trilogie consacrée à la filiation a là encore marqué les spectateurs de sa patte si particulière, de sa sensualité pudique (sublime scène du couple partageant une pastèque) et de sa mise en scène des non-dits.
C’est un film inattendu qui monte sur la troisième marche du podium, en même temps qu’un joli symbole politique. Le Mec idéal, réalisé par l’Ivoirien Owell Brown, a été plébiscité par le public. Une comédie romantique très maîtrisée, au casting et à la direction d’acteurs impeccables, quand le continent est inondé de comédies tournées à la va-vite et piètrement interprétées. Voir le drapeau ivoirien se déployer dans le Stade du 4-Août de Ouagadougou alors que Gbagbo et Ouattara sont à couteaux tirés et le pays au bord de la guerre civile restera un des grands moments de ce Fespaco.
Stagnation et renouveau
Hors podium, il y a eu de tout dans cette compétition longs-métrages. Des films traditionnels, en costumes (Le Poids du serment, Da Monzon), une « comédie politique » sympathique mais pas très cinématographique (Un pas en avant, les dessous de la corruption, du Béninois Sylvestre Amoussou), ou encore l’adaptation de Kourouma par le Burkinabè Missa Hébié avec En attendant le vote…, à l’honnête réalisation mais qui rate le coche de sa filiation littéraire.
L’Afrique du Sud, très remarquée à l’édition 2005 (Zulu Love Letter, de Ramadan Suleman, et Drum, de Zola Maseko, Étalon d’or) était présente avec un objet étrange, dont le monteur semblait absent ou très perturbé. A Small Town Called Descent, de Jahmil X.T. Qubeka, plongée violente au cœur d’une enquête policière sur le meurtre d’immigrés zimbabwéens, hésite sans cesse entre différents genres (film d’action, série télé, épisodes intimistes…) et différents rythmes pour laisser une impression brouillonne. Si l’Afrique du Sud jouit aujourd’hui d’une industrie cinématographique organisée et rentable, elle pousse visiblement les réalisateurs vers des films d’action grand public où les auteurs semblent se perdre.
Le Maghreb prend la tête
Une fois de plus, le Maghreb était fort bien représenté avec pas moins de sept films sélectionnés, dont les qualités techniques sont souvent bien supérieures aux films d’Afrique subsaharienne. L’Algérie était présente avec deux films à l’opposé l’un de l’autre : Essaha (La Place), de Dahmane Ouzid, comédie musicale contemporaine sur les préoccupations de la jeunesse, dont la résonnance politique avec les révolutions arabes actuelles ne convainc pas, mais dont les acteurs-danseurs-chanteurs sont épatants, et Le Voyage à Alger. Avec ce dernier film, Abdelkrim Bahloul, auteur en 2002 du très beau Le Soleil assassiné, remporte le prix du scénario et le prix d’interprétation féminine. Le film est inspiré de l’histoire réelle de la mère de l’auteur, veuve de chahîd, mère courage mettant les politiques face à leurs responsabilités dans l’Algérie nouvellement indépendante.
Dans un autre registre, le Marocain Daoud Aoula-Syad (auteur du Cheval de vent et de En attendant Pasolini) filme les tracas de Moha dans le réjouissant La Mosquée, qui ne vole pas son prix de la meilleure image, tant le désert y est magnifié par une profondeur de champ captatrice des plus belles lumières. Le cinéaste prend le rapport à la religion par le biais de l’absurde, du vrai et du faux, en imaginant un homme aux prises avec des imams bornés refusant de démonter le décor de mosquée planté sur le terrain de Moha lors du tournage du précédent film du réalisateur. Jouant sur la répétition et l’entêtement, La Mosquée vogue sur un ton inédit et réjouissant.
Côté courts-métrages, l’Afrique du Nord se fait encore remarquer. Violences faites aux femmes chez Yanis Koussim avec Khouya, dans lequel il filme l’enfermement et les respirations de liberté de trois sœurs via une mise en scène forte de l’espace de la maison familiale, entre dedans et dehors ; traces psychologiques de l’inceste ressurgissant sur un corps filmé dans son trouble dans l’émouvant Tabou, de la Tunisienne Meriem Riveill ; tentative d’assassinat de la poésie par l’intégrisme religieux dans le magnifique Garagouz, de l’Algérien Abdenour Zahzah.
Dans le court toujours, l’Afrique subsaharienne réserve, plus que dans les longs-métrages, de très belles surprises. Le Camerounais Lionel Méta s’attaque à l’absurde dans l’hilarant La Métaphore du manioc, quand le Burkinabè Cédric Ido s’empare du film de genre avec un très bel hommage aux samouraïs dans Les Sabres, s’ouvrant sur un prologue en forme de conte dessiné et jouant avec bonheur d’effets spéciaux techniquement très réussis autant que poétiques. Le Malien Daouda Coulibaly poursuit un travail d’échanges entre cinéma et littérature orale dans une fine variation sur la connaissance et le mystère des ancêtres (Tinye So).
Belle santé du documentaire
Impossible de tout voir, de tout dire du Fespaco devant la profusion des œuvres présentées. De bonnes nouvelles du continent – en termes de propositions cinématographiques – proviennent du documentaire. L’Afrique, qui compte des documentaristes chevronnés comme Jean-Marie Teno (Afrique, je te plumerai, Le Mariage d’Alex, Le Malentendu colonial…), Idrissou Mora-Kpaï (Arlit, deuxième Paris, Si-Gueriki, la reine mère, Indochine, sur les traces d’une mère, en compétition cette année) ou le regretté Samba Felix N’Diaye (Dakar-Bamako, Ngor, l’esprit des lieux, Lettre à Senghor…) continue de tracer sa voie dans ce genre exigeant. Si certains films souffrent d’une mise en scène bancale, ils abordent avec sensibilité des pans de l’histoire contemporaine africaine : les Justes hutus ayant caché des Tutsis au Burundi dans Histoire de haine manquée (Eddy Munyamuneza), ou l’exil et l’intégration empêchée dans Une vie avec tolérance de rapatriement (Appolain Siewe).
Le talentueux Ramadan Suleman est revenu cette année en compétition avec Zwelidumile, superbe quête et tentative de captation de l’âme du sculpteur et peintre sud africain Dumile. Autre quête de disparus, celle du réalisateur Mohamed Lakhdar Tati dans Dans le silence je sens rouler la terre. En partant sur les traces des archives historiques des Républicains espagnols parqués dans des camps algériens, le cinéaste inscrit l’absence de cette période historique dans les cadres mêmes de son film, s’arrêtant sur des murs heurtant l’espace et laissant en voix off des questions sans réponse. Le film se termine par un très bel échange avec un jeune pêcheur témoignant lucidement de sa volonté de partir de l’autre côté, vers l’Espagne : « Ici on ne manque de rien mais il n’y a pas de justice. Ici, je fais semblant de vivre », dit-il sans se départir d’un grand sourire. Une histoire de libertés, de 1936 à nos jours, comme une boucle qui se boucle. Au détour de la sélection documentaire, on a aussi voyagé avec bonheur dans l’œuvre de l’auteur du tout premier film tourné en Afrique noire par un réalisateur africain (La Noire de…, 1966), avec Sembène Ousmane, le docker noir (Fatma-Zohra Zamoum), ou le parcours d’un exigeant exemple pour les réalisateurs en herbe d’Afrique.
L’Afrique vue par…
Comme un concentré des propositions cinématographiques africaines, L’Afrique vue par se savoure en plein air, au cinéma Oubri. Commandes du Festival culturel panafricain, le Panaf 2009 d’Alger, ces dix films livrent un panorama chargé de sensations et de réflexions paradoxales inspirées par le nom même d’ « Afrique ». Nourri Bouzid (Tunisie) y fait revivre Sotigui Kouyaté dans Errance, splendide parabole sur la liberté et les frontières terrestres et humaines, quand Teddy Mattera (Afrique du sud), filme en halluciné le retour traumatique d’un soldat au village dans le fascinant Telegraph to the Sky, empreinte onirique et terrible des sillons de la guerre. Abderrahmane Sissako (Mauritanie) se fait observateur de « l’inutile utilité » du téléphone portable dans Une femme fâchée et Balufu Bakupa Kanyinda (République Démocratique du Congo) charge son Nous aussi avons marché sur la lune des moissons de la « culture noire », jazz, mode, poésie… L’Afrique filmée par ses grands n’a jamais été aussi belle.