Auteurs des très beaux Bye Bye Africa, Abouna et Daratt, Mahamat Saleh Haroun a remporté le Prix du Jury à Cannes l’an dernier pour Un homme qui crie. Le film était en compétition officielle au 22ème Fespaco (Festival Panafricain de Cinéma de Ouagadougou), où il a remporté l’Étalon d’argent. Entretien avec un cinéaste exigeant sur cette édition du Fespaco et l’état des cinémas d’Afrique.
Lors de votre master-class avec les étudiants de l’ISIS (institut supérieur de l’image et du son) de Ouagadougou ou en sortant de certaines séances, on vous a senti assez dépité… Faites-vous un bilan plutôt négatif de ce Fespaco ?
Il faut parler des faits. Il y a eu de gros problèmes d’organisation, de logement, de billets d’avion non reçus par des réalisateurs, comme Diana Gaye ou encore le jury Fipresci (la fédération internationale des critiques de films) qui a dû annuler le prix qu’il devait remettre, alors que c’est si important pour les cinéastes d’Afrique ! De même, quand le ministre de la Culture burkinabè achève son discours d’accueil par un « vous allez découvrir les spécialités culinaires de notre pays », je trouve que cela participe d’un irrespect du cinéma. Je refuse d’être le « gueulard de service », mais il faut bien constater aussi que des films ne sont pas arrivés, d’autres ont eu de très mauvaises conditions de projections… Si l’expérience « fespacienne » se transforme en Titanic, j’arrêterai de m’y rendre.
Vous êtes sorti de la projection de Le Poids du serment assez remonté…
Oui, car il y a des films – comme celui-ci – qui nous ramènent dans les années soixante-dix. C’est grave, car si c’est par ce genre de film que nous renvoyons au monde l’état de l’Afrique, c’est catastrophique. Je constate malheureusement que le Fespaco n’est plus un endroit de découvertes car beaucoup de cinéastes y arrivent en ayant déjà tourné dans d’autres festivals. Le Fespaco est aujourd’hui une bulle non évolutive, il doit se donner les moyens de redevenir une tribune de découvertes.
Avez-vous parlé de vos déconvenues avec d’autres cinéastes ?
Je n’ai rien à partager avec ceux qui caricaturent l’Afrique. Je ne vais pas voir certains blockbusters américains, de la même façon je ne vais pas voir les films d’Afrique qui fonctionnent sur de vieux clichés. Il y a encore de très beaux films en provenance du continent, heureusement… Lors de ce Fespaco, je n’ai pas vu beaucoup de films, mais j’ai été touché notamment par Le Voyage à Alger, d’Abdelkrim Bahloul. J’ai aussi une considération tendre pour les films ratés mais pour lesquels je sens de véritables intentions d’auteur. Le réalisateur a été bloqué, mais le regard est là.
Les cinémas d’Afrique pâtissent de l’absence d’école de formation. Votre master-class à l’ISIS ne vous a pas convaincu ?
Le problème est celui des professeurs : un mauvais cuisinier ne peut pas former de bons cuisiniers, comme un mauvais réalisateur ne forme pas de bons réalisateurs. Il y a eu de beaux échanges à l’ISIS, mais il suffit parfois d’une question pour gâcher l’impression générale. Un étudiant m’a demandé si je travaillais avec un metteur en scène ; c’est une question aberrante quand on prétend vouloir faire du cinéma. Le Tchad va ouvrir une école de cinéma pour la rentrée 2012 – 2013 ; j’entends y former des gens par la cinéphilie, par l’histoire du cinéma. Si on arrive à prendre conscience de l’importance de cette histoire dans la formation, on gagnera quelque chose de très, très fort. À l’ISIS, pas un seul des étudiants présents à la master-class n’avait vu Raging Bull ! C’est important de voir ce genre de film, dans lequel un acteur peut prendre quarante kilos pour le rôle !
Quel est le plus grand reproche que vous feriez aux cinémas d’Afrique ?
La pensée a déserté le cinéma africain. Et sans pensée, rien n’est possible, l’enjeu n’est pas noble. Certains continuent de faire un cinéma de radio, de bavardage, qui raconte au lieu de montrer, qui reste dans le commentaire d’images au lieu de travailler la matière image. Beaucoup de films s’appuient ou traitent de la parole publique en Afrique, mais la pensent et la mettent en scène de façon caricaturale, comme dans Le Poids du serment, que nous évoquions à l’instant. En Afrique, cette parole publique est mensongère, sa fonction est de créer du lien social. Si on ne creuse pas sa signification, on reste en surface, dans la caricature. L’enjeu réel d’une telle parole est qu’elle est souvent issue de sociétés où le non n’existe pas, comme chez les Mossis. C’est ce non-dit qui est important, qui structure les relations entre les individus, et qu’il faut parvenir à rendre cinématographiquement pour atteindre une justesse, une sincérité. Ces derniers temps, ce n’est pas au cinéma que j’ai vu la plus grande mise en scène de cette parole mensongère, c’était lors du débat entre Gbagbo et Ouattara : ils ne se sont pas serré la main, ils se sont embrassés. Cette image-là dit clairement au public la fausseté de cette parole.
Au début des années 2000, l’arrivée du numérique en Afrique a bouleversé la donne. Malheureusement, elle a aussi donné lieu à beaucoup de productions de piètre qualité…
On a cru que le numérique apporterait une facilité à filmer. Il a donné une impression de démocratisation de l’outil cinéma, sans qu’on réfléchisse à la formation des cinéastes. Il ne faut pas opposer pellicule et numérique, car au bout du compte on choisit le meilleur moyen pour raconter une histoire, mais il ne faut pas que la qualité soit laissée de côté. J’étais le seul à dire qu’il n’y avait pas eu ce débat. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui reviennent du numérique…
Quelle a été la réception du public du Fespaco de votre film Un homme qui crie ?
Une part du public n’est pas du tout habituée à ce genre de cinéma, et c’est bien toute la problématique : a‑t-on affaire à un public éduqué à l’image ? Le cinéma comme art est fait pour élever le niveau. Je me fais sartrien pour étayer cette question : dans Qu’est-ce que la littérature ?, Sartre se demande « Pour qui écrit-on ? » Pour lui, un public, c’est une famille, disséminée dans le monde entier, et c’est à ceux qui aiment le livre qu’il est destiné. C’est la même chose pour le cinéma. Or, on continue à parler de « cinéma africain ». Il n’y a qu’en Afrique qu’on pose la question raciale du cinéma !
Quels cinéastes d’Afrique admirez-vous ?
Le travail d’Abderrahmane Sissako (Heremakono, Bamako…), dont je me sens proche. Celui des grands conteurs burkinabè Idrissa Ouédraogo (Yaaba, Tilaï…) ou Gaston Kaboré (Buud Yam…). Le Mali compte de grands réalisateurs, comme évidemment Souleymane Cissé (Yelen…), mais aussi Abdoulaye Askofare (Faran). Mais à part Sissako, tous n’ont pas tourné depuis longtemps ! Idrissa Ouédraogo vient de terminer un scénario, j’espère que nous pourrons le coproduire via le nouveau Fonds Cinéma du Tchad, financé par la redevance téléphonique. À l’autre bout du continent, j’apprécie le Sud-Africain Ramadan Suleman (réalisateur en 2004 du très beau Zulu Love Letter et en compétition documentaire cette année au Fespaco avec Zwelidumile, ndlr).
Et hors du continent ?
J’aime beaucoup le cinéma asiatique, celui d’Hou Hsiao Hsien notamment. Comme Apichatpong Weerasethakul – que j’apprécie moins – ils sont tous deux parvenus à une reconnaissance internationale alors même qu’ils ont du mal à être reconnus dans leurs pays ! J’aime le cinéma qui tutoie la philosophie, comme le fait Kiarostami. Dans un autre genre, j’admire Takeshi Kitano ; il respecte une grammaire, un langage implacable avec des mises en scène parfaites. Hors Asie, mes figures tutélaires restent Bresson, Chaplin, Jarmusch ou Wenders.
Préparez-vous un film en ce moment ?
Oui, autour de l’histoire du naufrage d’un bateau le long des côtes africaines… Je m’attaque à un genre inédit chez moi : le thriller politique. Je suis un funambule ! Je m’étais déjà essayé à la comédie pour la télévision avec Sexe, gombo et beurre salé (diffusé sur Arte en juillet 2008, ndlr). Mon prochain film sera un challenge pour Louis Garrel, qui y jouera un trader, aux côtés d’Aïssa Maïga.