Avec une économie de moyens d’une parfaite efficacité, Mahamat-Saleh Haroun construit un huis clos impeccable et implacable entre deux personnages : Atim, l’orphelin, et Nassara, l’assassin du père du premier, qu’il est chargé par son grand-père d’éliminer. Une œuvre juste et sobre sur les ravages que quarante ans de guerre civile au Tchad ont laissés dans les cœurs.
Daratt, c’est la « saison sèche ». À Abeché, Atim attend avec son grand-père aveugle la décision présidentielle sur le sort réservé aux anciens criminels de guerre. Le Tchad est en situation de guerre civile depuis 1965 ; les tensions entre le sud chrétien et le nord musulman ont été ravivées depuis l’indépendance, le 11 août 1960. La guerre, la sécheresse et la famine ont fait du Tchad une terre totalement ravagée. Pour que le pays et ses habitants tentent d’aller vers l’avenir, le gouvernement décide d’amnistier les anciens assassins. Mais le grand-père d’Atim a perdu son fils dans cette guerre, avant la naissance d’Atim, et il veut faire vengeance lui-même. Il tend un revolver à son petit-fils et le charge d’une lourde mission : retrouver Nassara, l’assassin de son père, et le tuer. Arrivé à N’djamena, la capitale, rien ne sera aussi simple. Un étrange lien de filiation va naître peu à peu entre Atim l’orphelin (la signification de son nom) et Nassara, à présent marié, musulman pratiquant, devenu un boulanger bien rangé.
De cette intrigue simple, Mahamat-Saleh Haroun construit un film intelligent et d’une grande beauté. Produit par le grand Abderrahmane Sissako (La Vie sur terre, Heremakono, Bamako), Daratt se situe dans la droite ligne de ce cinéma africain épuré, sobre, de peu de moyens et de dialogues, dont Sissako apparaît aujourd’hui comme le chef de file. On reconnaît dans Daratt la filiation au cinéaste mauritanien, dans l’esthétique, le rythme, l’économie de dialogues déjà à l’œuvre dans Heremakono.
Le Tchadien Mahamat-Saleh Haroun a déjà deux très beaux longs métrages à son actif dont Bye Bye Africa (1999), qui souffrait certes d’une facture assez artisanale mais qui proposait un émouvant récit autobiographique, un retour au pays dans lequel Haroun se mettait lui-même en scène. Un film réflexion sur le cinéma, le pouvoir de l’image, et ce qu’on peut en faire sur le continent africain, où les difficultés pour filmer ne sont pas seulement matérielles mais parfois aussi « religieuses » (les gens se méfient de la caméra). En 2002, il réalise ensuite Abouna (« Notre père ») : l’histoire de deux garçons abandonnés par leur père parti chercher du travail à Tanger, et confiés par leur mère à une école coranique, qui se mettent en tête de partir à la recherche de leur père. Peu à peu le travail du cinéaste se recentrait sur les visages, la relation entre les deux frères, pour filmer un magnifique duo-duel : en mettant en scène d’abord les ressorts de cette relation, il parvenait à dire énormément.
Il parvient à la même chose dans Daratt, en ce concentrant sur les deux protagonistes principaux. Son film se présente au fur et à mesure comme un huis clos étouffant, resserré sur les visages de Hatim et Nassara, cadrés de très près. Les scènes de travail autour du four de la boulangerie (Atim devient l’apprenti de Nassara), la sueur, l’effort des deux corps mis en scène dans une proximité étouffante parviennent, sans plus d’effets qu’une lumière artificielle et l’expression des acteurs, à faire ressortir une tension et une peur de plus en plus accentuées. La lumière d’intérieur, faite de feu et d’ombre, se mêle et symbolise à la fois les sentiments d’Atim et de Nassara. Haroun filme très peu l’extérieur, si ce n’est la sécheresse et les rues jonchées de sacs plastiques : il filme un pays dévasté, mais montre surtout le ravage dans les cœurs et les esprits. L’intrigue tient énormément au jeu des acteurs, à ce lien qui se noue ou se déchire entre Atim et Nassara. Des acteurs tous non professionnels, comme c’est souvent le cas sur le continent noir, dont l’intensité des regards et les jeux de duels valent toutes les écoles de comédie. Ali Bacha Barkaï (Atim) possède des élans presque jamesdeanesques, force et fragilité à la fois, dans ses tiraillements entre vengeance et pardon.
Évidemment la mission première d’Atim va peu à peu s’éloigner, et les sentiments se transformer. Daratt apparaît comme le vœu que Mahamat-Saleh Haroun fait pour son pays. Une magnifique histoire sur le pardon, la complexité de la cohabitation après guerre et le passage à l’âge adulte.