Il est difficile de faire des ponts entre les films d’une compétition comme celle du Festival d’Amiens, dont c’était cette année la 34ème édition. Tourné avant tout vers le public régional, auquel il apporte des films encore inédits (et pour certain à la perspective assez incertaine de trouver un distributeur en France), le festival propose des films venus d’un peu partout, francophonie en tête, dans une démarche qu’on sent volontairement retranchée de toute course à la première internationale. Ne serait-ce qu’au sein de sa compétition, qui mêle documentaire et fiction et semble se proposer comme l’état d’une sensibilité sur le cinéma à un moment donné.
Super-héros
Vincent n’a pas d’écailles qui ouvrait (hors compétition) le Festival et la belle section Avanti ! a donné l’audacieux élan du festival, offrant peut-être par son burlesque réservé l’étincelle d’impertinence portée par la plupart des films de la compétition. Ce premier film donc, grand prix du jury au FIFIB en octobre et qui sortira en salles en février 2015 (Le Pacte), est une œuvre d’une humilité sincère et poétique, portée au long des années par son réalisateur-scénariste-acteur principal-magicien Thomas Salvador. L’indépendance (d’esprit, dans l’anecdote ; mais aussi de moyens, en choisissant de faire les effets spéciaux soi-même et avec peu) s’assumant enfin, et avec irrévérence et extravagance. Vincent, c’est un gars comme un autre qui voit ses forces se décupler quand il s’immerge dans l’eau. Une bizarrerie pas plus folle que celle de n’importe quel film de science-fiction, dont l’audace est précisément d’ancrer son propos dans le réel, avec une économie et une candeur presque enfantines. À mi-chemin entre le film artisanal (les effets spéciaux tiennent plus du gadget que du numérique), la fable fantastique, le policier et la comédie romantique, Vincent… se moque des tons et des genres. Il tient du partage spontané, déluré – à l’image des longues tirades de la Gaby de Sophie Letourneur (Gaby Baby Doll) qui, dans la même section, mettait à l’affiche Lolita Chammah et Benajmin Biolay dans le récit traditionnel d’une histoire de prince charmant.
Or si l’inventivité et la débrouille de Thomas Salvador donnent intelligence et malice à sa simplicité, le comique de répétition et le même ton bavard (dialogues naturalistes déjà vus dans tous les précédents films de la réalisatrice, et qui semble avoir perdu sa force de frappe – vent d’audace et de nouveauté – depuis Les Coquillettes) sont plus lassants. La romance (les contraires s’attirent) a fait son temps.
Un pas en avant
Pendant que Jean-Claude Brisseau présentait en 3D son dernier film, Des jeunes femmes disparaissent, et qu’il expliquait les secrets d’Hitchcock dans une masterclass, l’exploration du jeune cinéma français a laissé un public assez froid devant Un jeune poète de Damien Manivel (Mention Spéciale – cinéastes du présent à Locarno cet été) pour sa première française. Un jeune poète donc, à Sète, ne sait pas s’il veut écrire des vers, draguer des filles, ou trouver sa voie… Mais derrière l’hermétique égarement de Rémi, à la recherche du sens de sa vie plus que d’une collection de bonnes rimes, et dont la réalisation épouse le tempo, Damien Manivel butte sur le manque de perspectives de son personnage : une vanité à laquelle l’humour absurde qui traverse le film ne parvient pas à donner vie.
La classique comédie romantique à message social Felix & Meira de Maxime Giroux (Canada – sortie début 2015 par Urban Distribution), toutefois auréolée d’un double prix d’interprétation, rappelle trop Le cœur a ses raisons dont il partage le sujet (une femme se sent prise au piège au sein de sa communauté juive hassidique) et l’actrice principale Hadas Yaron. Finalement, ce sont les choix formels les plus traditionnels qui ont emmené cette sélection vers ses moments les plus décevants, même quand le sujet se veut métaphysique comme c’est le cas de Violent (Andrew Huculiak), fiction elle aussi artisanale mise en scène par un groupe de musiciens canadiens en Norvège. La babydoll ici est Dagny – une jeune fille qui, à l’heure de sa mort accidentelle, se souvient de ceux qui ont le plus compté pour elle… L’abstrait du propos empêche que le film décolle de son intrigue pour toucher à quelque chose de nouveau, ou au moins de captivant.
La mort aux trousses
Dès lors que les genres se mélangent et les limites se brouillent, les films de la compétition d’Amiens trouvent entre eux de plus profonds échos. La présence en compétition, parmi sept fictions, d’un documentaire (L’Abri de Fernand Melgar) est le premier signe de ce brouillage mis en relief par le directeur artistique Fabien Gaffez, que poursuivent la fiction-documentaire Le Challat de Tunis (sélection de l’ACID à Cannes cette année) et même le Colombien De la terre sur la langue. Le premier documentaire, prix de la meilleure réalisation au palmarès du festival et découvert lui aussi à Locarno cette année, a pour cœur et sujet un centre d’accueil pris d’assaut par des sans-abris que doivent filtrer les employés du centre, comme les vigiles d’une boîte de nuit… Un face à face, une plongée nuit après nuit, dans cet absurde ballet humain.
Le Challat de Tunis et De la terre sur la langue sont, avec le film d’ouverture, les plus grandes réussites de cette sélection : l’un mentant sur son genre, l’autre sur son propos. Le «documenteur» de Kaouter ben Hania part d’un ahurissant fait divers (un challat lacérait les fesses des femmes dans la ville de Tunis au début des années 2000) et la réalisatrice, qui vient précisément du documentaire, mélange entretiens avec de vraies victimes et recréations fictionnelles, pour un tableau drôle et glaçant des mœurs de la société tunisienne. De la terre sur la langue est de tous ces films le plus mal aimable, chronique familiale (deux cousins rejoignent leur tyran de grand-père pour disperser ensemble les cendres de leurs femme et grand-mère respective) avec pour protagoniste et sujet un chien-fou, macho, sauvage, ultra-violent et libre… Entre documentaire et fiction (des images de famille, placées en exergue et au générique de fin du film, lui donnent aussi le signe d’une recréation fictionnelle, même s’il s’agit d’un point de départ intime et familial et non social), entre fable et témoignage, le film du Rubén Mendoza a l’audace de laisser planer le doute sur la relation entre les trois personnages principaux : le grand-père odieux et enragé et ses petits-enfants, blasés mais affectueux. Dans un ultime décrochage, le réalisateur fait croire dans une séquence en fait onirique que la violence et le manque de respect du grand-père se sont propagés aux autres personnages. Mais le film a menti, et revendique in fine une tendresse et une douceur salutaires.
Ainsi si on oublie un instant les genres, formes et limites qu’on connaît, les meilleurs films de la sélection du Festival d’Amiens cette année nous donnent à voir un brouillage des pistes et des tendances, une affirmation de liberté et de singularité qui, à l’image du Vincent du film d’ouverture, semble enfin proposer quelque chose de nouveau. Le Grand Prix du long-métrage avait récompensé l’année dernière le Kazakh Leçons d’harmonie d’Emir Baigazin, un des meilleurs films de l’année et plusieurs prix avaient été décernés à Des chevaux et des hommes. C’est finalement plus à travers les années qu’à travers une compétition que se dessine le profil du festival, mettant en avant des films de qualité, ensuite distribués assez discrètement. Des films simples et audacieux.