Sophie Letourneur poursuit son petit bonhomme de chemin dans l’art et essai français. Elle creuse toujours son sillon de la comédie girly. Avec une maîtrise de plus en plus affirmée qui laisse entrevoir de jolies choses pour l’avenir.
Ils ne sont pas des dizaines à marquer leur territoire dans le cinéma hexagonal dit d’auteur. Une partie des nouveaux talents n’arrivent pas à faire leur premier long après pourtant des courts métrages multi-primés et végètent en enchaînant sans succès les plénières de l’avance sur recettes. D’autres en sortent un, souvent financé avec des bouts de ficelle, mais le film disparaît de l’affiche en trois semaines ne donnant à son créateur que la perspective de reprendre à zéro le parcours du combattant qu’il vient juste d’achever.
Bref, les prétendants sont nombreux. Mais ils sont peu à émerger de la nasse grâce à un succès critique et/ou public. Sophie Letourneur est à l’évidence de ceux-là. De celles-là, et au féminin, le phénomène est encore plus rare, les jeunes réalisatrices pertinentes se comptant sur les doigts d’une main. En quelques courts, et maintenant deux longs, elle a imposé sa patte. Il devient presque inutile d’évoquer le style de Sophie Letourneur, fait de jeux sur le son, d’une narration à plusieurs niveaux, tellement la réalisatrice en a décrit le processus d’interviews en interviews.
Les Coquillettes est à ce titre une variation sur le même thème. La structure du film est en ellipse. Côté pile, trois jeunes femmes, la trentaine, évoquent dans une sorte de pyjama-party une virée en festival qu’elles ont faite il y a peu. Côté face, on voit les tribulations amoureuses des trois héroïnes durant ce festival. La réalisatrice joue du décalage, entre ce qui est dit côté pile, et ce qui est fait côté face. La distorsion est la marque de son humour se basant sur les contrastes, les contradictions, les heurts entre le réel et le fantasme, le dialogue impossible entre la vérité du présent et le passé qui est toujours transformé par un processus de recréation.
Ce qui est moins dit sur Sophie Letourneur, à part par elle-même, c’est ce dont parlent ses films. De rien, diront ses détracteurs. Sa filmographie traîne une réputation de trips égocentriques pour parisiennes névrosées largement injustifiée. Avant de gagner grand prix sur grand prix, ses courts ont commencé par obtenir les distinctions du public. Son premier long, La Vie au ranch, est à l’évidence un tout petit peu plus qu’un phénomène intra-muros avec autour de 30 000 entrées comptabilisées, ce qui est très loin d’être un échec pour ce genre de productions nées au forceps. N’en déplaise aux grincheux, cette cinéaste a donc un vrai potentiel populaire, qui devrait éclore définitivement d’ici un à deux longs, si on lui en donne les moyens.
De quoi Sophie Letourneur est-elle le nom, si ce n’est donc d’une hype parigote? En faisant de sa vie et de celle de ses proches une source d’inspiration, elle y puise en fait un portrait original de la femme moderne. Parler de féminisme serait figer ses films dans un concept un peu lourd à porter pour eux, leur légèreté intrinsèque en étant a contrario le principal atout charme. Mais la féminité développée par Sophie Letourneur en positionne à l’évidence les détentrices sur un pied d’égalité avec les hommes. Les trois Coquillettes chassent le mâle, façon midinette pour Sophie en recherche de Louis Garrel, genre romantique tourmentée pour Camille et son prétendant peu coopératif, et enfin en mode Baise-moi pour une Carole en ébullition. Diverses, aucune d’elles n’est en tout cas la jolie poupée docile d’ordinaire véhiculée par tous les écrans.
Chez Sophie Letourneur, les femmes peuvent porter des pyjamas Droopy comme des robes de soirée. Elles ont envie de faire caca et le disent. Elles n’aiment pas les massages comme préliminaires ou alors qu’on leur mette un doigt dans le cul. Elles ne confondent pas forcément amour et sexualité. Elles se sentent seules sans mec ou bien avec, elles pleurent ou boivent quand elles se sentent connes, c’est selon. Elles sont à géométries variables, fichtrement humaines en somme, au-delà d’un questionnement sur le genre qui ne finit que par produire des généralités.
Au-delà de l’aspect girl power, les films de Sophie Letourneur se distinguent aussi par l’âpreté du regard qu’elle porte sur ses contemporains. Sans être moraliste, elle n’hésite pas à planter sa caméra-stylo dans la plaie des hypocrisies et du snobisme.
Dans Les Coquillettes, c’est le monde du cinéma qui en prend assez férocement pour son grade. Au cœur de La Vie au ranch, elle attaquait déjà le « milieu » dans une scène de pédantisme exacerbé sur le cinéma coréen. Sa visite au Festival de Locarno gravit un échelon dans la satire. Elle décrit un petit monde fermé, où l’on croise toujours les mêmes têtes dixit son alter-ego de fiction, où les festivaliers pensent plus à draguer et avoir une invitation pour la fête du soir que d’aller aux projections.
Certains passages sont hilarants, comme la présentation obligée au public, où la cinéaste bras ballants de dépression galopante égraine ses remerciements imbéciles pour les acteurs et tous ceux qui permettent à ce genre de cinéma d’exister. Le « dépêchez-vous les filles, je suis à deux doigts d’aller voir un film » restera en mémoire, tout comme le nom du film défendu en Suisse par Louis Garrel : « La Meule », tout un programme.
Dans une veine pour le coup documentaire, Sophie Letourneur met quelque part en images ce que Vincent Maraval a mis en mots dans sa désormais célèbre tribune. L’impression de forclusion est identique, d’un manque d’oxygène flagrant. L’exercice aurait pu tourner à la mise en abyme lourdingue pour public initié, il ramène plutôt joyeusement le rendez-vous cinématographique au rang de congrès pour VRP en aspirateurs. C’est léger et frais, sans prétention, mais pas sans exigence. Par moments, on se croirait dans The Party, avec la description en creux d’une caste tournant en toupie, vaine et vide de sens. Il ne reste plus qu’à Sophie Letourneur à devenir pleinement Blake Edwards. Elle en est encore loin, mais sur la bonne voie.