Avant de rentrer dans la salle pour y découvrir Un jeune poète, peut-être faut-il suivre à la lettre les conseils que prodigue le jeune Enzo, rencontré dans la rue, à Rémi, le jeune poète en question, avant de plonger : « Il faut que tu te calmes… il faut que tu essayes de ralentir ton rythme cardiaque… tu prends de grandes respirations et tu souffles… tu bloques et là, tu plonges !» Car si le premier long métrage de Damien Manivel n’a rien d’une apnée angoissante dans les affres de la création artistique, son jeune réalisateur nous plonge dans un délicieux bain de cinéma auquel notre corps et notre regard sont rarement confrontés. Il faudrait pouvoir s’y préparer à l’avance, tout aussi bien mentalement que physiquement, afin de savourer pleinement l’expérience qui nous est ici proposée. Sans doute est-ce pour cela que le distributeur Shellac fait précéder la projection d’Un jeune poète par La Dame au chien, avant-dernier court métrage de Manivel réalisé en 2010. Si ce court film, de par sa mise en scène malaisante de huis clos en banlieue, ressemble assez peu à Un jeune poète qui, lui, respire, a priori, à l’air libre, il permet d’en appréhender la précieuse singularité et pourrait même en constituer, comme désenchanté, le contre-champ tourmenté et fiévreux. En résulte un étonnant et revigorant double-programme qui a pour première vertu de suivre un acteur, Rémi Taffanel, qui grandit sous nos yeux, puisqu’il joue ici le rôle principal des deux films. En quatre ans, il est passé du jeune garçon timidement déterminé à l’adolescent lunaire en quête de l’inspiration poétique. Un supplément d’âme à la Boyhood lo-fi vient donc s’intercaler dans l’esprit du spectateur, ce qui n’est pas sans rajouter, a posteriori, du charme au parcours de Manivel.
Heureux qui, comme Ulysse…
Le premier plan d’Un jeune poète est symptomatique de la démarche de Manivel : Rémi semble être poussé dans le cadre, y glisser malgré lui et tente de se rattraper aux éléments qui s’offrent à lui, tel ce poteau auquel il pourrait s’appuyer ou ces jeunes garçons à qui demander sa route. On ressent ainsi très vite que le film s’origine avant toute chose dans les lieux précis que Manivel a voulu filmer, au gré de son tournage, en y insérant, presque à son corps défendant, le plaisir burlesque émanant de la présence de Rémi (l’acteur ? le personnage ? Ici, plus qu’ailleurs, peu importe…). Il déambule ainsi, en plein été, dans la ville de Sète, avec pour seul costume son t‑shirt bleu, son short et ses tongs, et pour seules armes, son stylo et son carnet. Il passe de tableaux en tableaux, des rues aux bars, des parvis d’église aux musées, et tombe parfois de Charybde en Scylla. En somme, il part à l’aventure. Sauf que ce qui compte ici, c’est moins la destination que le voyage pour y arriver. De même, ce qui compte, c’est moins la poésie de Rémi que son rapport au monde, sa sensibilité singulière pour y cueillir des bribes d’inspirations. Que Rémi soit seul sur un banc devant la tombe de Paul Valéry, en terrasse avec une jeune fille, ou encore tout seul sur la plage, c’est bien à la découverte d’un territoire que part notre apprenti poète. Une Odyssée improbable à Sète (à défaut de Troie) faite de montées et de descentes (dans les parcs aussi bien qu’au comptoir), de surplace dans la terre et de traversées en bateau, de rencontres inattendues en déceptions illusoires de ses dragues éphémères… En somme, Les Jeux de l’amour et du hasard, version La Carte aux trésors.
Si la référence au fameux jeu télévisé de notre enfance peut paraître déplacée, il y a pourtant dans Un jeune poète la même excitation ludique de spectateur à voir un quidam un peu gauche parachuté dans une ville inconnue et devant impérativement dialoguer avec ses habitants s’il veut remporter la partie, soit ici trouver l’inspiration recherchée. Certes, Rémi n’a pas d’autre compétiteur que lui-même – et ça lui suffit déjà amplement, mais ce parachutage le fait paraître par ailleurs tel un étranger engoncé dans ses manières, un corps tout à fait autre, un alien qui ne parle littéralement pas la même langue que les personnes avec lesquelles il tente vainement de communiquer. D’où la sourde mélancolie qui éclot au cours de la projection, lorsque, médusé, on s’aperçoit que le film ne raconte sans doute rien d’autre qu’une solitude. Une solitude construite sur l’aspiration à la beauté, mais constamment rabattue par les médiocres vents du réel : Un jeune poète est aussi le constat joyeux d’un triste échec. Et c’est sans doute en cela que le film de fiction est dépassé et même parfois à la limite d’être renversé par son versant documentaire : cette place du jeune poète qui tente naïvement et vainement d’échanger avec ses semblables, c’est celle, à la marge, qu’occupe aujourd’hui Manivel dans le paysage du cinéma français. À l’instar de son personnage, on le perçoit déambuler, un peu perdu, un peu hagard, errant d’agencements financiers en compromis artistiques, mais déterminé coûte que coûte à trouver la beauté ailleurs que dans les formats imposés et les scénarios calibrés. Et c’est donc affublé des mêmes moyens techniques que le concurrent de notre émission de télé champêtre que Rémi arpente les terres sétoises, accompagné de l’équipe extrêmement réduite que Damien Manivel a réussi à mobiliser pour filmer son explorateur : cinq personnes en tout et pour tout. Soit le club des cinq à Sète : son chef opérateur, son ingénieur du son, son assistant, Rémi Taffanel et lui-même. On se pose alors sérieusement la question : quel long métrage français de cette importance a été tourné récemment avec cinq personnes sur le plateau ? Ok, peut-être La Fille de nulle part de Jean-Claude Brisseau. Ça tombe bien, le film de Manivel aurait pu s’appeler Le Garçon de nulle part. Et si comme le dit l’adage, « tout film est un documentaire sur son tournage », alors Un jeune poète dresse élégamment le constat bienheureux de sa modestie et de sa stupéfiante simplicité, tout en faisant le portrait, en creux, d’une certaine France délaissée par une frange du cinéma français (notamment ses comédies) qui s’autoproclame parler en son nom. Populaire, le film de Manivel l’est plus que tout, tentant une main franche et généreuse à ses spectateurs en leur accordant la possibilité de reconsidérer concrètement la place de l’art dans leur vie. Et Un jeune poète de poursuivre ainsi un dialogue récemment amorcé ces derniers mois par – liste non-exhaustive – Eugène Green et La Sapienza, Tsaï Ming-Liang et ses Chiens errants ou encore Nadav Lapid et son Institutrice.
Les lois de l’hospitalité
Ce n’est sans doute pas anodin si Manivel utilise à la fin de son film des cartons inscrits dans le ciel bleu afin de dialoguer littéralement avec son personnage. On retrouve une innocence qui n’est pas sans rappeler la joie des films muets qui se permettaient toutes les audaces, même si, ici, la bande-sonore est extrêmement soignée. Les coutures sont visibles mais la robe est belle. Le geste est libre mais maîtrisé. Car s’il y a quelque chose d’autre chose de remarquable dans Un jeune poète, c’est sa capacité miraculeuse à contenir en son sein à la fois la contemplation et l’action. Manivel réussit à ne pas les opposer mais les fait osciller en permanence de telle sorte que l’une engage toujours l’autre : comment un simple regard sur un paysage ou un visage produit une présence singulière au monde. Ou, mieux, comment, de par sa présence, le monde, et le regard qu’on lui porte, varient sensiblement. Mais cette dialectique résolue au cœur du film serait un peu vaine si elle n’était confrontée à une certaine noirceur qui sauve le film de sa candeur innée et l’élève significativement au-dessus de la ligne de flottaison habituelle des fanfreluches arty festivalières. Car au-delà de l’incapacité malaisante de Rémi a trouver l’inspiration ou à ne serait-ce qu’établir frontalement, sur la longueur, un échange avec autrui, Un jeune poète apparaît comme constamment aspiré par un trou noir, rongé par un centre de gravité indicible qui le retient cloué les trois pieds de la caméra sur terre, le plan fixe comme identité de sa mise en scène. Jamais ivre du contenu de son flacon alors qu’il aurait pu s’autosatisfaire de son discours plaqué sur le monde, Manivel persiste à être conscient de sa vanité, en l’interrogeant en permanence. Débuté dans un cimetière, le film ne tente jamais vraiment de dissiper son odeur de mort tapi entre ses plans. Ce qu’il y a de beau chez Rémi, c’est cette impression qu’il est à la fois constamment hébété par la vie mais qu’il est condamné à la regarder défiler sous ses yeux, y cherchant absurdement ce qui en ferait sa beauté. Et s’il n’est pas dans la vie, sans doute la regarde-t-il d’outre-tombe.