« Más guapa ni en pintura. » Prononcée par le jeune Tasio au début du film éponyme de Montxo Armendáriz (1984), la phrase, relativement intraduisible (« Un chef‑d’œuvre de beauté », pourrait-on dire), exprime le coup de foudre du garçon pour Paulina, après qu’il a dansé avec elle. Au fur et à mesure que leurs regards intenses et leurs sourires font s’accroître la sensation d’une passion naissante, le cadre ne cesse de se resserrer autour d’eux. En isolant de la sorte les deux jeunes gens, qui ont à peine plus d’une dizaine d’années au début du récit, le cinéaste parvient à saisir l’intensité de la floraison d’un sentiment amoureux dans toute sa candeur. Film-fleuve riche en ellipses, Tasio prend pour point de départ cette mise à nu des sentiments afin d’en ausculter la persistance tout au long de la vie de son personnage. Le film s’avère par endroits bouleversant dans sa manière de chroniquer des scènes du quotidien : ainsi de l’évolution du couple, qui n’est montrée que par fragments (un repas partagé, une discussion au lit, etc.). Cet intérêt pour l’exacerbation des sentiments propres à l’enfance parcourait nombre des films présentés au 46ᵉ Cinemed, à commencer par ceux de Luigi Comencini, dont l’œuvre faisait cette année l’objet d’une ample rétrospective : plus de vingt longs-métrages présentés dans la grande salle du festival, mêlant versions restaurées et copies 35mm. Dans Eugenio (1980), l’apparente irrationalité du personnage principal se révèle progressivement n’être que le miroir de la relation turbulente de ses parents : les flashbacks à répétition figurent ainsi la peine du petit garçon face à l’impossibilité de se constituer une famille. Même lorsque les enfants sont absents de ses films, nombre des personnages de Comencini se comportent de manière juvénile. L’exemple peut-être le plus parlant est une touchante comédie sur la vieillesse, Joyeux Noël, bonne année (1989), l’avant-dernier long-métrage réalisé par le cinéaste. Gino et Elvira, mariés depuis quarante ans, vivent séparés, chacun résidant chez l’une de leurs filles d’un bout à l’autre de Rome. Afin de continuer à se voir, ils élaborent des stratagèmes dignes d’adolescents : ils mentent sur les motifs de leurs sorties, attendent de pouvoir utiliser le téléphone, prennent le bus pour se rejoindre… Au-delà de l’aspect comique de ce duo de personnages – qui tient aussi à leurs caractères bien trempés –, Comencini met en scène leurs sentiments exaltés, comme la longue bouderie de Gino après qu’il a appris une éphémère relation d’Elvira plusieurs dizaines d’années plus tôt. Mais ce mécanisme scénaristique est avant tout un moyen pour le réalisateur, au crépuscule de sa carrière, de critiquer une époque qu’il ne comprend plus tellement : en épousant le regard candide du couple, qui semble découvrir les codes de la vie moderne, il jauge en creux les travers d’un progrès social laissant de côté une partie de la population.
Il neige en Italie…
Du côté de la compétition fiction, cette volonté d’épouser le regard de jeunes personnages a accouché de propositions moins heureuses. C’est par exemple le cas de Panopticon, du Géorgien George Sikharulidze : en voulant filmer l’émergence du désir sexuel chez un adolescent, le réalisateur n’a recours qu’à une panoplie d’effets lourds et plutôt gênants (panoramiques verticaux sur les décolletés d’inconnues, montage cut de plans de masturbation, etc.). Par contraste, la retenue de Vermiglio ou la mariée des montagnes, de l’Italienne Maura Delpero, n’en était que plus appréciable. Le récit se déroule en 1944, dans les montagnes nord-italiennes, au sein d’une famille nombreuse. La cinéaste s’intéresse moins au contexte historique qu’aux rapports de pouvoir régissant cette famille pauvre, entre frères et sœurs mais aussi avec leur père, instituteur du village et figure d’autorité intellectuelle. En parallèle se développe une intrigue sur l’attrait de l’aînée pour un jeune soldat caché au village, où Maria Delpero s’attache davantage à restituer la naissance du désir par les silences que par de laborieuses démonstrations. Si son film n’est pas dénué de naïveté, Delpero cerne quelque chose du mystère de l’enfance à travers ce récit en huis clos, loin du tumulte du monde et de l’Histoire.
… mais le soleil brille en Espagne
Un mot enfin sur Tardes de Soledad, le nouveau film – et premier documentaire – d’Albert Serra, présenté en avant-première à la fin du festival. Le réalisateur catalan filme pendant plus de deux heures le toréador péruvien Andrés Roca Rey, alternant longues scènes de tauromachie en public, vues depuis les arènes de plusieurs villes d’Espagne, et des séquences où le torero et son équipe « débriefent » la prestation dans le minibus qui les ramène à l’hôtel. Le film frappe d’abord par son dispositif de captation et son montage : l’intégralité du spectacle est saisie en très longue focale et à l’aide de plusieurs caméras, qui suivent avec précision les déplacements du taureau et du matador. L’enregistrement du son, au plus près des protagonistes, est plus étonnant encore, car il permet de restituer distinctement leurs échanges durant le spectacle. La corrida est ainsi montrée dans une dimension inaccessible au public qui, depuis les tribunes, ne peut entendre les invectives crues – jurons divers, insultes adressées au taureau, indications sur l’endroit où frapper, encouragements au toréador… On comprend ce qui passionne Serra dans la radicalité de ce spectacle traditionnel à l’aura mortifère, ainsi que dans son envers – notamment la manière dont la violence est invisibilisée par une prétendue recherche de noblesse (l’un des acolytes d’Andrés Roca Rey lui dit d’ailleurs que personne « ne torée plus pur » que lui). La monstration est ici une affaire d’hommes, et plus encore, de l’affirmation d’un virilisme débridé : dans le minibus, les comparses de Rey ne cessent de lui répéter avec admiration qu’il a les « plus grosses couilles ». Reste que la manière dont Serra filme ce « combat de couilles » – celles du taureau font à plusieurs reprises l’objet de décadrages en gros plan – apparaît dans une dimension viscérale. Le cinéaste va ici encore un peu plus loin dans sa méthode de captation, qui repose sur l’accumulation d’un gros volume de rushes lui permettant l’exploration de dynamiques de montage ici poussées à leur paroxysme spectaculaire ; il en résulte une troublante et inédite proximité du spectateur avec ces images mortuaires.