Le festival Visions du réel fut cette année encore l’occasion de découvrir une œuvre exceptionnelle : celle du cinéaste allemand Philip Scheffner. Ses quatre longs métrages en formes d’enquêtes toujours singulières partent d’événements ou d’objets précis pour révéler progressivement la façon dont les vies individuelles peuvent être affectées par des enjeux géopolitiques. Il est ici beaucoup question de frontières – celles que franchissent allègrement les colons et leurs armées pour mieux les verrouiller ensuite – à travers des histoires plus ou moins anciennes qui résonnent toujours fortement avec le présent.
Aussi politique que soit son cinéma, Philip Scheffner refuse d’utiliser les armes de ses ennemis. Se méfiant de l’autoritarisme du discours comme de la puissance de manipulation de l’image, il fonde son œuvre sur un rapport constamment critique au récit : la voix off assène parfois des séries de faits de façon presque scientifique, mais il lui arrive aussi de s’interrompre, de se reprendre ; quant au travail de mise en scène et de montage, il se présente toujours comme un processus qui n’a rien de naturel. Le cinéaste accomplit ainsi la prouesse de produire des récits d’une grande puissance dramatique et politique qui restent pourtant ouverts, ménageant de l’espace à la fois pour l’imprévisible et pour la subjectivité du spectateur.
Où est la guerre ?

The Halfmoon Files
Dès The Halfmoon Files (2007), Philip Scheffner affirme sa façon toute personnelle, pugnace et poétique, de mener l’enquête. Prenant pour point de départ la tentative de reconstituer l’histoire de Mall Singh, un homme dont la voix fut enregistrée sur un antique disque du début du XXe siècle, le cinéaste nous emmène peu à peu jusqu’au Halbmondlager ou Halfmoon Camp, où furent emprisonnés durant la première guerre mondiale des soldats issus des colonies française et britannique. C’est là que le linguiste Wilhelm Dögen enregistra la voix de Mall Singh, et que l’on mesura son corps pour tenter de prouver l’existence d’une race sikhe. Loin de progresser de façon linéaire, le film tisse une toile qui intègre le hasard et la coïncidence, comme pour souligner que les mêmes forces souterraines s’expriment à travers des événements qui ne semblent à première vue aucunement liés. Ainsi, les dessins d’enfants que le cinéaste trouve dans un livre de portraits photographiés dans les camps intitulé Nos ennemis ont peut-être quelque chose à nous dire malgré leur apparente innocence. Par son cheminement surprenant, le film démontre que la technologie et les méthodes scientifiques sont bien souvent mises au service de la domination de l’autre plutôt que d’une volonté de connaissance désintéressée. Il déconstruit certains mécanismes du colonialisme pour mieux en révéler les prolongements contemporains – n’est-il pas intrigant de découvrir ainsi l’instrumentalisation de l’islam par l’Allemagne dans le but d’affaiblir les Alliés pendant la Grande Guerre ?
Dans Day of the Sparrow (2010), l’enquête consiste non pas à déplier les conditions d’existence d’un objet comme c’est le cas dans The Halfmoon Files, mais à créer des échos entre deux événements sans lien autre que leur concomitance : l’abattage d’un moineau qui avait compromis le bon déroulement d’un jeu télévisé le 15 novembre 2015 et la mort d’un soldat allemand en Afghanistan le même jour. Si le jeu télévisé en question avait à voir avec l’effet domino, le film nous met plutôt face à un effet papillon tant il tisse tout un réseau qui met en jeu le rapport de l’homme à la nature, la question de la soumission et de la liberté, et nos représentations de la guerre, pour parvenir à donner le sentiment qu’il existe effectivement une continuité entre le traitement des oiseaux nuisibles en Occident et l’intervention militaire en Afghanistan. On apprend d’ailleurs qu’avant d’envoyer ses soldats dans un pays, l’armée récolte des données sur les oiseaux que ses avions risquent d’y percuter. Selon Philip Scheffner, « il existe une hiérarchie acceptée socialement de ce qui paraît important et de ce qui ne le paraît pas, de qui l’on voit et de qui l’on ne voit pas. Il s’agit de bouleverser ce système ou de le réorganiser. » Par ce bouleversement des hiérarchies, Day of the Sparrow propose une réflexion sur les notions mêmes de guerre et de paix. Philip Scheffner y affirme un style remarquable par sa façon de combiner densité d’informations et moments de stase qui laissent à nos perceptions le temps de mûrir et de se déployer intérieurement. Il constitue un objet poétique irréductible à un discours verbal, dont les différentes images, les sons et les silences construisent peu à peu la forme générale d’une expérience qui se déroule sur le plan sensible autant qu’intellectuel.
Crimes en série

Revision, copyright: Bernd Meiners / pong
Nouvelle déclinaison de ces méthodes, Revision (2012) s’aventure sur un terrain plus classiquement criminel, pour un résultat toujours aussi édifiant. Le récit débute sur l’image d’un champ de maïs, dont la voix du réalisateur nous apprend bientôt qu’on y trouva, un jour de 1992, les cadavres de deux hommes. C’est là un premier point de départ, mais ce film qui ne cesse de questionner la façon dont le réel peut être relaté en aura plusieurs, évoquant les nombreux récits possibles d’un même événement. Les deux cadavres sont-ils le produit d’un simple accident de chasse ? Ou bien s’agit-il des corps de deux hommes roms sciemment abattus alors qu’ils tentaient de passer la frontière de la Pologne vers l’Allemagne ? Poser la question : « Quand l’histoire a-t-elle commencé pour vous ? » est ainsi un moyen de révéler la disproportion entre les différentes histoires. Pour l’auteur des coups de feu, les conséquences de l’événement se seront réduites à une déclaration à son assurance et à un procès expéditif. À l’inverse, pour les familles d’Eudache Calderar et Grigore Velcu, la perte d’un père et d’un mari constitua évidemment un point de bascule à partir duquel la vie de chacun fut bouleversée.
Pour nous livrer les témoignages des nombreuses personnes qu’il a rencontrées, Philip Scheffner a inventé un dispositif astucieux : plutôt que les protagonistes témoignent directement face caméra, nous entendons leurs témoignages en même temps qu’eux-mêmes les réécoutent après coup afin de les confirmer. Pas de parole volée ici, mais un partage du temps de l’écoute de part et d’autre de l’écran. Le plan acquiert ainsi une nouvelle profondeur : il devient, plutôt que la transcription brute d’un présent, le lieu et le temps d’un retour et d’une prise de recul sur un événement qui n’est plus d’actualité. Sans jamais asséner une quelconque vérité, le film nous amène donc progressivement vers l’hypothèse du meurtre. L’objet de Revision est cependant bien plus vaste que la mise en lumière d’une erreur judiciaire, et le film ne progresse pas de façon linéaire vers une révélation finale. Il s’agit plutôt de tisser une toile tout arachnéenne, qui nous amène peu à peu au-delà du fait divers et expose les nombreuses ramifications de la xénophobie – allemande ici, mais plus largement humaine. Philip Scheffner dévoile ainsi non seulement des faits qui étaient restés dans l’ombre, mais aussi la façon dont les instances du pouvoir exploitent l’impossible accès à une vérité définitive. Suite à ce film, le cinéaste travaillera avec certains protagonistes dans une autre direction : pour And-ek ghes… (2016), il confie des caméras à la famille de Colorado Velcu pour lui donner l’occasion de filmer et mettre en scène sa vie quotidienne, et d’offrir ainsi un contrechamp aux images de Revision, dans lesquelles les Velcu s’exprimaient avant tout en tant que victimes.

Havarie
Le dernier film de Philip Scheffner, Havarie (2016), se distingue par sa structure qui, plutôt que de former un crescendo, part d’une constellation d’histoires pour se resserrer finalement sur un point central, un nœud qui les relie. Il ne s’agit donc pas d’aller chercher des images manquantes, mais de plonger dans une seule, de la décomposer. L’image en question, filmée en mer, montre un canot sur lequel se tiennent des figures humaines. Décomposée en images fixes, elle est portée d’une durée originale de trois minutes à quatre-vingt-treize minutes. Par le son, nous faisons alors la connaissance d’un couple séparé par la Méditerranée et de travailleurs de la mer régulièrement confrontés à des bateaux transportant des migrants. Si les motivations possibles d’une traversée sont évoquées de façon un peu trop brève et directe, c’est de nouveau dans ses écarts que le film gagne en force, dans la rencontre de différents points de vue au sein du film, rencontre qui ne pourrait jamais tout à fait avoir lieu dans la réalité. S’affirme encore l’idée qu’une image ou qu’un fait hors contexte sont vides de sens et qu’il faut les creuser et les déplier sans relâche. Philip Scheffner refuse ainsi d’opposer aux discours du pouvoir des contre-discours prêts à consommer et préfère mettre le spectateur face à une série de données dont il pourra tirer ses propres conclusions. Il semble ainsi nous dire que la meilleure façon d’éveiller la conscience politique de chacun est de simplement lui donner confiance en sa capacité à aller au-delà de la surface des images.