Ouvert au public mais conçu avant tout pour les professionnels, Visions du Réel présente chaque année à Nyon (Suisse) une vaste sélection de documentaires d’hier et d’aujourd’hui. Outre de nombreux films en compétition, le festival proposait cette année encore différentes sections non compétitives, parmi lesquelles des rétrospectives du travail de Gianfranco Rosi et de Stéphane Breton ainsi qu’un hommage à Alain Cavalier, sacré cette année « Maître du réel » au titre de l’ensemble de sa carrière et qui présentait pour l’occasion Six portraits XL. Là où ses portraits d’artisanes réalisés dans les années 1980 duraient 13 minutes, ceux-ci en font 52, et si les films des deux premières séries avaient pour titres des noms de métiers, ces six nouveaux films portent des prénoms, signe d’une familiarité avec leurs protagonistes qui sont tou-te‑s, d’une façon ou d’une autre, des ami-e‑s du cinéaste.
Par ailleurs, tandis que les premiers portraits obéissaient à des principes narratifs et formels assez précis, ces Six portraits XL n’ont que peu de points communs. On peut plus facilement considérer leurs sujets par paires : Jacquotte et Daniel accomplissent des rituels qui les rassurent, Guillaume et Léon aspirent à l’excellence dans leur pratique artisanale et sont filmés durant une période de transition, Philippe et Bernard interprètent encore et encore un même rôle, Guillaume et Philippe jouent les chefs d’orchestre… Dans les six cas, tout de même, le rapport au temps est central et la caméra se présente comme une extension du regard, un pont plutôt qu’un obstacle entre le filmeur et le sujet filmé. Une relation d’échange s’établit : Cavalier sait se faire directif comme dans les premières séries, mais se laisse aussi commander par moments. Le cinéaste se positionne de nouveau aux antipodes de ces documentaires où tout le monde fait semblant que la caméra n’existe pas, comme si la fiction restait une sorte d’idéal vers lequel on devait tendre. À l’inverse, chacun de ces films se présente comme un processus, et la relation filmeur-filmé comme cruciale.
L’art de l’obsession
Quatre portraits reposent sur l’étalement de leur tournage sur une dizaine d’années. Ainsi Jacquotte suit les visites annuelles d’une amie du cinéaste à la maison de feu ses parents. Le bâtiment a été transformé en appartements mais, au grenier, Jacquotte conserve des « trésors » : de la vieille pâte à modeler, quelques pots de chambre et des oiseaux empaillés défraîchis. Le film capte l’importance pour elle de savoir que ces objets se trouvent quelque part, même si elle n’y touche pas. Avec sa douceur habituelle, qui ne se confond jamais avec de la complaisance, Cavalier accompagne son sujet et nous communique peu à peu l’importance de ce rapport sentimental au passé. Le deuxième portrait, tout aussi beau, est consacré à un homme qui a également ses « cingleries » : Daniel (Isoppo), écrivain, cinéaste, comédien, amateur de jeux de hasard et victime de troubles obsessionnels compulsifs. Le protagoniste s’y livre sans fard, n’hésitant pas à rejouer pour Cavalier certains de ses rituels ni à évoquer des souvenirs intimes – et le film de dessiner quelque peu tout le hors-champ d’une vie, non sans mélancolie.
Puis il y a Guillaume, totalement habité par l’art de la boulangerie-pâtisserie et qui décrit avec enthousiasme l’odeur de la pâte à pain qui lève ou l’émulsionnement progressif du chocolat. Il partage avec Philippe (Labro) et Léon, cordonnier, un certain perfectionnisme. Et comme Bernard (Crombey), Guillaume ne dissocie pas sa vie professionnelle de sa vie personnelle. Dans un cas comme dans l’autre, d’ailleurs, Cavalier se concentre sur ces efforts collectifs plutôt que sur leur aboutissement – l’ouverture d’une nouvelle boulangerie pour Guillaume, la performance d’un rôle théâtral pour Bernard. Il ne construit pas un temps dramatisé, mais un temps qui aurait tendance à faire du surplace à force de rituels et de digressions. Plutôt que de capter le changement, il montre ce qui, au fil du temps, ne change pas.
Si certains de ces portraits portent sur le travail et d’autres plus purement sur l’intime, certains sur une échelle temporelle étendue et d’autres sur une courte période, Cavalier montre dans ces six films différentes facettes de l’obsession, qui confine toujours à une forme d’art brut : les rituels de Jacquotte et Daniel, dans leur extrême, atteignent à la beauté et disent avec profondeur de la nature humaine. Jacquotte accomplit ainsi une sorte de performance qui parle de notre relation au temps et au souvenir, tandis que la poésie sonore incontrôlable de Daniel chante le rapport parfois conflictuel entre le monde intérieur et l’extérieur. Cavalier met l’accent sur la sensibilité de ses personnages, sur leur drôlerie, leur inventivité, qui se lisent dans leurs mots mais aussi dans leurs gestes, leur apparence, leur façon d’être. Il ne nous prive jamais, semble-t-il, de ces phrases dites sans y penser et qui renferment une poésie certaine. On entend ainsi Guillaume confier : « Je m’émeus toujours de voir la réussite parfaite d’une ganache » et Jacquotte : « C’est terrible… Terriblement agréable. »
Acide arc-en-ciel
Outre ses différentes sections monographiques, le festival proposait cette année un Focus sur le cinéma sud-africain de ces vingt dernières années. Une sélection éclectique, mêlant formes très conventionnelles et objets de cinéma singuliers.
À mi-chemin entre ces deux pôles, Hot Wax (Andy Spitz, 2004) est le fruit d’un dispositif très simple – la réalisatrice emporte sa caméra dans le salon d’une esthéticienne et y filme ses conversations avec ses clientes. Pourtant, par ce biais quelque peu oblique, l’Afrique du Sud se raconte sans fard. Andy Spitz a su voir en la maîtresse des lieux (noire), Ivy, un sujet de cinéma extraordinaire : si elle échange des confidences avec ses clientes (blanches), qui lui sont pour beaucoup fidèles depuis des décennies, c’est, comme Cavalier, avec une amitié sans complaisance. Ainsi, quand l’une d’elles se remémore comme elle aimait fêter son anniversaire lorsqu’elle était petite, Ivy lui rétorque sans animosité : « Moi j’allais à l’école pieds nus. Je n’ai découvert ce qu’était un anniversaire qu’à 17 ans. » Mais Ivy et ses clientes parlent surtout de leurs vies familiale et sexuelle, comme si l’intime était la meilleure voie pour franchir l’écart entre leurs situations respectives et parvenir à discuter d’égale à égale. Le fait de filmer l’acte d’épilation n’est en cela pas anodin : les clientes se trouvent alors à la merci d’Ivy et les bandes de cire exposent ce qu’elles viennent ont à cacher. Peut-être ce rapport de force inversé est-il la base d’une relation plus saine entre les groupes qui constituent la population sud-africaine représentés ici. Comme pour désamorcer toute position de surplomb, la cinéaste elle-même se soumet d’ailleurs à l’opération, tandis que la caméra continue de tourner. Hot Wax se présente ainsi comme une façon d’entrer avec légèreté dans une réalité extraordinairement rude.
Dans Jeppe on a Friday (2013), Arya Lalloo et Shannon Walsh filment la journée de différents habitants du quartier de Johannesburg Jeppestown : un homme vivant de la revente des déchets des plus riches, un musicien logé dans l’un de ces lieux mal famés que l’on nomme les hostels, un entrepreneur spécialisé dans le développement immobilier et un restaurateur venu d’Afrique de l’Ouest. Bien que d’apparence assez neutre, le film donne par la simple mise en parallèle de ces différentes réalités une certaine puissance politique à son entreprise descriptive : les allers-retours entre le loft de JJ et le travail de Vusi ne laissent pas de susciter un malaise, tant l’inégalité des chances de chacun est alors rendue criante. L’évocation des violences xénophobes qui ont émergé récemment parachève ce sombre tableau, qui ne tombe pourtant jamais dans le misérabilisme.
Dans le même registre, Sea Point Days (François Verster, 2009) part d’un lieu et de ceux qui le fréquentent pour évoquer par touches une réalité plus large et faire remonter à la surface le refoulé historique. L’espace choisi est cette fois un quartier du Cap, Sea Point, où l’on trouve piscine et plage publiques. Alors que la caméra maniée par Peter Liechti observe la population hétéroclite qui jouit des lieux, des archives finissent par faire ressurgir l’époque où cet établissement était réservé aux Blancs. Plusieurs scènes tournées dans une maison de retraités nous immergent en parallèle dans cet ancien monde qui survit, à travers ces hommes et ces femmes qui ont le privilège d’avoir atteint l’âge de la retraite. Plutôt que de plaquer un discours sur le réel, le film fait cohabiter toute une palette de points de vue, des plus extrêmes aux plus nuancés, et laisse le spectateur libre de ses réactions. Difficile cependant de ne pas voir l’évidence : la fin de la discrimination « raciale » d’État n’a pas coïncidé avec une celle des inégalités sociales. Sea Point Days travaille le contraste entre jour et nuit, cette dernière dévoilant la face cachée des lieux. Les rues et plages ne sont alors plus vouées au loisir : on y dort, on s’y prostitue, on s’y drogue. Le film s’attache notamment à un sans-abri noir à l’histoire tumultueuse et à un homme blanc se disant pacifique qui souhaite participer à la redynamisation du quartier – sa méthode consistant à chasser un maximum de SDF de ses rues. C’est bien en plein jour, cependant, que certains drames ont lieu : un centre commercial doit être construit sur le front de mer, comme pour mettre fin à une coexistence trop pacifique des groupes ethniques. Le film évoque ainsi des dangers plus insidieux que le simple racisme – paternalisme et marchandisation de l’espace public. Bien qu’il mette l’accent sur la richesse de la culture nationale, à travers notamment son attention pour la musique, cet hymne à la diversité démonte le concept illusoire de « nation arc-en-ciel ».
Affreux Afrikaners ?
I, Afrikaner (Annalet Steenkamp, 2013) décrit également la coexistence de générations ayant grandi dans des contextes extrêmement différents. La réalisatrice y filme sur plusieurs années sa propre famille boer, confrontée aux violences exercées par une frange de la population noire, excédée par la persistance de certaines inégalités. Annalet Steenkamp a le courage de montrer de front les logiques assez retorses de certains membres de sa famille, qui font parfois preuve d’un racisme extrême et semblent aveugles à leurs propres privilèges. Dommage que la cinéaste n’ait pas préféré à cette chronique un peu plate un portrait de sa nièce, produit de la démocratie qui avait tout d’un beau personnage. D’abord filmée enfant, Shanel raconte pourquoi elle se sent bien de l’autre côté, chez les non-Blancs, et dit en des termes naïfs son désespoir face à l’injustice dont ils sont victimes. Mais du fait de l’escalade de violence touchant la région et des meurtres sanglants commis contre des voisins, Shanel devenue adolescente prend ses distances, semble avoir déjà renoncé à ses rêves de paix et se cloisonner finalement dans la culture boer.
Shooting Bokkie (Rob de Mezieres et Adam Rist, 2003) aborde également une réalité ultra-violente : celle du quartier des Cape Flats. À l’opposé de la chronique sensationnaliste et superficielle The Devil’s Lair (Riaan Hendricks, 2013) qui, par son approche trop directe, peine à faire comprendre quoi que ce soit de la réalité des lieux, cette proposition réflexive questionne la possibilité de filmer l’autre et de filmer la violence – deux problématiques qui sont ici liées. Si la trame fictionnelle de départ n’est pas des plus fines (un réalisateur présente à son équipe le projet de filmer un assassinat réel), Shooting Bokkie brouille par la suite de façon plus subtile la frontière entre documentaire et fiction. Des fragments de scènes, tournées en couleur pour la pellicule et en noir et blanc pour la vidéo, se succèdent et se répondent au gré d’un montage abrupt déconcertant, qui place le spectateur dans un état d’incertitude et de méfiance. De façon à la fois implicite et explicite, le film dénonce les volontés de naturalisme (un réalisateur blanc ne peut passer inaperçu dans les Cape Flats) et la fascination que la violence exerce sur ceux qui n’ont pas à la subir quotidiennement.