Du cinéma arménien certains connaissent Sergueï Paradjanov et Artavazd Pelechian, mais le nom d’Harutyun Khachatryan est moins familier. Après avoir présenté plusieurs de ses œuvres en compétition (notamment Kond en 1987, The White Town en 1989 et Endless Escape, Eternal Return en 2014), le festival Visions du Réel consacrait cette année un atelier au cinéaste, à l’occasion duquel huit films furent présentés dans de magnifiques copies numériques restaurées.
Réalités d’un peuple
Comme celui de ses aînés, et de façon non moins étrange, le cinéma de Khachatryan s’intéresse à ce peuple qui est le sien en tant qu’entité historiquement constituée. Mais c’est de façon souvent évasive, jamais explicative, qu’il évoque les infortunes de l’Arménie. À travers elles, le cinéaste semble d’abord vouloir montrer en quoi les Arméniens forment un peuple. Un peuple à certains égards comme les autres, avec ses rituels, ses traditions et son imaginaire. Comme chez ses aînés, également, cette évocation atteint parfois des dimensions proprement mythiques. Mais chez Khachatryan, les inquiétudes qui sont à l’origine même de ce besoin d’immortaliser l’identité d’une nation et de nourrir son imaginaire collectif restent particulièrement sensibles – ce qui a d’ailleurs valu à ses films d’être moins appréciés en Arménie. Qu’il montre les tâches de la vie quotidienne, les fêtes, les repas ou les enterrements, en ethnologue de son propre peuple, il le fait sans excès de lyrisme, et c’est généralement sur une note grave que ses œuvres se terminent, comme pour nous ramener progressivement à une réalité qui ne s’est jamais éclaircie depuis ses premiers pas de cinéaste dans les années 1980. À ce malheur qui apparaît presque comme une fatalité (dans Border, un mariage se trouve accolé par le montage à l’incendie d’une ferme, et la fuite se solde par la mort), Khachatryan oppose une immense attention aux êtres, une poésie qui donne à chacun une épaisseur extraordinaire, épaisseur toute corporelle puisque les hommes et femmes dont il dépeint la vie restent généralement muets – à moins qu’ils ne s’expriment en chansons.
Une inquiétude tentaculaire
C’est sans doute grâce à cette défiance envers la parole que Khachatryan a su arpenter tout au long de sa vie différents territoires cinématographiques où la distinction entre documentaire et fiction perd son sens : il y a dans le corps mutique ce potentiel de flottement que le cinéaste exploite pour déployer une réalité qui, bien qu’ayant trait à une forme de vérité (celle de l’atmosphère propre à chaque lieu, qu’il tente de recréer), apparaît d’abord comme purement cinématographique. Cela s’est cependant fait selon des modalités changeantes : l’œuvre de Khachatryan est à la fois extrêmement variée et constante dans ses préoccupations, si bien que l’on pourra retrouver d’un film à l’autre une scène quasiment identique alors que le contexte de son apparition sera radicalement différent. Les frémissements d’une image se donnant à la fois comme vraie et comme fausse changent de nature entre The Last Station, Documentarist et Border. L’inquiétude qu’a ressentie Khachatryan face au monde semble s’être successivement communiquée à différents aspects de la représentation cinématographique, les frappant les uns après les autres du sceau du doute. Cette responsabilité de rendre justice au réel que Khachatryan voit dans l’image est aussi responsabilité du cinéaste face à ceux qu’il filme, si bien que le statut accordé au corps filmé ne cesse de se transformer au fil de son œuvre.

Atmosphères recrées
Lorsque l’on aborde sa filmographie sous cet angle-là – celui des différents positionnements envers le monde que sa pratique a successivement adoptés –, une trajectoire assez nette se dessine. Dans Kond (1987) et The White Town (1988), Khachatryan observe la vie quotidienne dans un quartier pauvre de Erevan et dans sa ville natale d’Akhalkalaki, en Géorgie. Il s’agit en partie d’images « volées » : le linge étendu sur une terrasse, les allers-retours au puits, ou un défilé militaire qui vient nous rappeler que l’on vivait alors sous le joug soviétique. Le cinéaste pénètre parfois à l’intérieur des maisons, mais les différents protagonistes ne font que passer. Khachatryan semble avoir trouvé là un premier moyen d’éviter de s’ingérer dans la vie des autres : s’il se montre à ceux qu’il filme, il ne s’attarde pas, comme pour se faire aussitôt oublier.
C’est pourtant en s’attachant à une seule famille que Khachatryan a produit l’un de ses plus beaux films : Return to the Promised Land (1991) suit l’installation d’un couple ayant fui la guerre du Haut-Karabagh dans un village déserté. On le voit tout recommencer à zéro avec sa petite fille, au sein d’un hiver hostile. Khachatryan filme les gestes du travail domestique et agricole, mais aussi les visages en suspens, perdus dans leurs pensées. En une variante moderne de film muet, la bande-son est pour sa majorité reconstruite au montage et les conversations oblitérées. Sans que la caméra semble avoir une influence excessive sur les vies qu’elle enregistre, il se dégage du film un souffle narratif particulier que l’on a plutôt l’habitude de trouver dans le cinéma de fiction. Chaque être semble filmé simplement pour ce qu’il est, pour la vie qu’il renferme – plutôt que comme individu représentatif d’un groupe plus large.
Après ce film immersif, The Last Station (1994) prend une certaine distance avec la réalité : il raconte le quotidien d’un couple d’Arméniens de la diaspora en mêlant scènes écrites et personnages réels, sans que l’on puisse bien distinguer qui, du cinéma ou de la vie, préside au déroulement du scénario. Le couple, interprète de la pièce de théâtre (réelle) Sojurn at Ararat, voyage de Paris à Londres puis Hollywood, avant le « retour » à cette République d’Arménie si longtemps désirée. Si l’on veut voir là une fiction, elle ne ressemble en tout cas qu’à elle-même : quasiment sans dialogues, elle fait s’incarner la tension entre le désir d’aller de l’avant et l’attachement à ses origines dans ce que la vie a de plus concret.
Trajectoires recomposées
Cette prise de distance avec le réel n’aura pourtant pas éliminé ce que le cinéaste a présenté lors de sa masterclass comme une source constante de culpabilité et de gêne : le fait d’entrer dans la vie des gens, de faire de leurs vies des films, puis d’en disparaître purement et simplement. C’est de son propre aveu la raison d’un hiatus de neuf ans avant la réalisation de Documentarist (2003), où l’ambiguïté morale qui réside dans la réalisation documentaire est abordée de front. Khachatryan relie des images tournées dans différentes situations au fil des ans (une chasse aux chiens errants, un accouchement, la vie d’un groupe de mendiants…) à un personnage qui apparaît comme une version dégénérée de lui-même : un réalisateur qui n’hésite pas à exiger d’un petit orphelin rencontré dans la rue qu’il donne des larmes à la caméra.
Dans ses deux films suivants, la gêne est résolue par le choix de protagonistes extérieurs au règne humain : dans Return of the Poet (2006), c’est une statue de Jivani, grande figure de la littérature arménienne, que l’on suit depuis la taille du bloc de pierre et tout au long de son trajet à travers les montagnes, vers son village d’origine. Une fois de plus, la grande et la petite histoire s’entremêlent : au passage de la statue, on entonne des chants à la gloire de Jivani, on tue un mouton, on festoie. Le film charge le tableau de l’Arménie rurale contemporaine d’une évocation du passé sur lequel repose l’identité de ses habitants. À l’inverse, c’est aux forces présentes que s’intéresse Border (2009), à travers le parcours d’une bufflonne recueillie par des fermiers alors que subsistent les tensions entre Arménie et Azerbaïdjan. En adoptant le point de vue de l’animal, le cinéaste se confronte plus directement à la situation géopolitique délicate à laquelle l’Arménie ne cesse d’être confrontée.
Quant à Endless Escape, Eternal Return (2014), il s’agit d’un cas particulier, une nouvelle pirouette de la part du cinéaste. Son tournage s’est entamé en 1988 et poursuivi jusqu’en 2012, sur les pas d’un homme exilé se promettant sans cesse de retourner en Arménie. Une fois n’est pas coutume, le film repose beaucoup sur la parole de cet homme de théâtre, et pourtant, l’agencement des images et du son au montage font que se dégage encore cette impression de fiction qui nous projette paradoxalement au plus près du personnage : comme si l’artifice cinématographique exhibé nous permettait de nous laisser aller à ce sentiment de proximité que l’on peut ressentir face aux êtres de cinéma.
Quelle que soit la façon dont Khachatryan rend compte de la vie de ses contemporains, un mouvement holistique ne cesse d’inscrire les existences humaines dans un univers plus large. D’abord celui de l’Arménie, dont les grandes figures sont comme des bouées auxquelles on se raccroche, ou comme des présences idéalisées pour ceux de la diaspora. Au-delà, celui de la planète, dont les cycles rythment les vies et les films, souvent construits comme des boucles qui se referment au son des cris d’un nouveau-né. L’étonnant est que Khachatryan rend cette intégration du particulier dans le général réciproque : si l’individu n’est qu’une pièce infime dans les rouages du monde, il semble aussi parfois que l’univers tout entier prenne les couleurs de vies individuelles, comme si la vérité profonde de l’existence résidait dans ses aspects les plus prosaïques. Si les Adam et Ève modernes de Return to the Promised Land sont victimes des duretés de l’hiver, le printemps qui finit par arriver semble être le fruit de leur travail et de leur acharnement à vivre.