Le festival de cinéma documentaire «Visions du Réel» fêtait cette année ses quarante-cinq ans d’existence, dont vingt sous son nom actuel. Sur l’affiche de cette édition anniversaire, trois filles arborent d’archaïques lunettes 3D aux couleurs du drapeau américain. Une façon de rappeler ce fait essentiel : ce n’est pas le monde que nous verrons dans les films présentés ici, mais bien des regards sur le monde. Le monde vu à travers les lunettes (dé)formantes de la conscience et de la culture de chacun. Il se trouve que cette image est tirée du film culte Sherman’s March, que l’on pouvait redécouvrir dans le cadre d’une rétrospective quasi intégrale de l’œuvre de Ross McElwee.
Une question de vie ou de mort

Se plonger en un temps réduit dans l’ensemble de l’œuvre d’un cinéaste est toujours une expérience intense, mais dans ce cas précis, une émotion supplémentaire vient s’ajouter au plaisir esthétique attendu. Car c’est d’une œuvre en grande partie autobiographique qu’il s’agit. Ross McElwee y aborde différents thèmes – l’industrie du tabac dans Bright Leaves, la violence dans Six O’Clock News, la guerre de Sécession dans Sherman’s March, la nature du temps dans Time Indefinite… – mais, au départ, il y a toujours des questionnements intimes, à l’arrivée, le point de vue éminemment subjectif d’une caméra portée.
À chaque nouveau film, on pénètre donc plus avant dans le monde du cinéaste. On voit le temps passer tandis que sa voix, toujours magnifique de simplicité et de distance dans ses commentaires, semble faire barrage au temps. Il y a dans ce seul fait une portée existentielle : la voix de Ross McElwee ne change pas et pourtant autour de lui, on naît, on grandit, on meurt et la Guerre froide, si présente dans les esprits, finit par prendre fin. Cette filmographie est comme une préparation accélérée au fait que nous non plus, comme lui dans Photographic Memory, ne verrons pas les décennies passer. Nous aussi serons surpris de découvrir dans le miroir un corps qui semblera ne pas être le nôtre.

Southern jusqu’à l’os
Ross McElwee a grandi en Caroline du Nord avant de partir vivre à Boston. Si cette ville du Nord semblait plus en adéquation avec ses projets de vie, ses films en revanche ne s’intéressent qu’à ce Sud natal, dont l’identité est encore loin de se dissoudre dans celle de l’État fédéral. On ne peut jamais rompre avec nos origines, semble nous dire le cinéaste et toutes nos interrogations d’adulte restent imbibées du terreau de l’enfance. À chaque désir de film ou presque est donc irrémédiablement associé un passage dans la maison où il a grandi, avant que le voyage ne se poursuive dans un rayon plus large.
De ce Sud que Ross McElwee quadrille de film en film, on retrouve certains aspects que l’on connaît : un certain traditionalisme, une forte présence des croyances et dogmes religieux, des vestiges de la ségrégation raciale… Mais c’est avant tout à des individus que le cinéaste s’attache. Ceux-ci correspondent parfois à ce que l’on croit savoir du Sud, d’autres fois beaucoup moins. On fait ainsi la connaissance de personnages extrêmement atypiques et romanesques, dont le plus marquant est sans doute Charleen. Cette amie à qui il a consacré l’un de ses premiers films est présente dans quasiment tous les autres. Exubérante et grande gueule, Charleen se montre d’une fougue impressionnante lorsqu’on la voit enseigner la poésie à de jeunes lycéens. Mais sa lucidité sans faille la rend également capable de prononcer des phrases tranchantes comme des couperets. On devine que la vie n’est pas toujours rose pour Charleen ni pour ses proches mais pour un spectateur de cinéma, c’est un pur bonheur que de la découvrir et la retrouver de film en film.
L’œil ouvert

La beauté des films de Ross McElwee repose en partie sur une capacité à se présenter aux uns et aux autres, proches ou adversaires, de la même façon, avec la même curiosité. Allant vers eux avec sa caméra, il laisse à chacun le loisir de s’exprimer. On retrouve au fil des films ces petits « mhm » qui marquent son écoute à la fois respectueuse et distanciée. Ce que pense Ross de toutes ces paroles, on ne le saura pas, ou alors à retardement, à travers les commentaires qui ponctuent ses films : comme si les paroles entendues avaient cheminé dans sa conscience avant de produire une réaction. L’intérêt de ces rencontres doit beaucoup à cette ouverture d’esprit, à ce principe de réserve qui permet aux personnages d’exister en trois dimensions. Et de se laisser regarder. Nombre d’entre eux se révèlent d’une façon étonnement décomplexée, qui dépasse l’ordinaire de l’extraversion américaine. La douceur du regard du cinéaste se reflète dans ses interlocuteurs et on les sent parfois se laisser aller comme des enfants à glisser dans une relation joueuse à la caméra. C’est particulièrement le cas dans Sherman’s March, où Ross filme les rencontres qui découlent d’une sorte d’errance sentimentale, et se retrouve dans l’intimité d’une jolie fille délurée qui cherche à réussir à Hollywood, d’une linguiste vivant en pleine nature, d’une prof de musique mormone ou encore d’une militante écologiste.

Si ses interactions verbales avec les personnes qu’il filme sont souvent minimes, le corps du cinéaste, dont la caméra est une extension directe, réagit en permanence. Il y a quelque chose de fou dans ce désir de vivre comme un mutant le visage semi-masqué par un appareil d’enregistrement. Car c’est bien de vivre qu’il s’agit : sauf exceptions (Space Coast, Something to Do with the Wall) c’est dans sa vie la plus quotidienne et personnelle que cette créature à l’œil mécanique se manifeste, et à en croire le cinéaste, les images que l’on peut voir dans ses films ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Comme si la caméra, plutôt que de se surajouter à des situations, lui permettait de les vivre. Ross McElwee ne manque pas d’admettre le caractère quasi-pathologique de cette manie. Il n’hésite pas à inclure dans le montage de ses films ces moments où ses amis ou sa famille, excédés, tentent de le convaincre tant bien que mal de poser sa caméra. Cette caméra-bouclier semble exprimer autant la distance qu’il ressent souvent par rapport à son milieu d’origine – sa famille, sa région et ses habitants – que l’amour indéfectible qui les unit à eux, son désir de les regarder, de les entendre et d’en conserver à jamais une image intacte. Il le souligne d’ailleurs dans Time Indefinite : quand il rencontra sa femme Marilyn, filmer le quotidien sembla soudain ne plus avoir de sens, cette prise de distance n’étant plus ni nécessaire ni désirée.
Le présent en contrechamp

Comme en écho à cette rétrospective, on pouvait découvrir en compétition le film Desert Haze de Sofie Benoot, qui s’intéresse lui à une autre zone du sud des États-Unis : l’Ouest et son désert. Son étude prend cependant une tout autre forme, moins incarnée : ici prévalent les plans fixes, frontaux, et souvent symétriques. Dans ces cadres, des lieux et des personnes qui nous en donnent leurs propres clés. À travers ces différents regards se reflète de façon subtile toute l’histoire des États-Unis, le désert représentant à la fois la conquête d’un territoire – et étant à ce titre toujours source de fantasmes divers et variés – et l’emprise progressive dont il a pu faire l’objet. C’est aussi une sorte d’enclave où l’on a pu circonscrire l’indésirable – les Japonais vivant aux États-Unis durant la Seconde Guerre mondiale ou les radiations des essais nucléaires. Malgré le caractère quelque peu systématique du film, la densité de son propos et la finesse avec laquelle ils se déploient sont convaincantes.
À l’est, du nouveau
Outre l’ouest des États-Unis, un certain ombre de films nous venaient de l’est de l’Europe (et au-delà). On a ainsi pu découvrir la nouvelle œuvre d’une autre formaliste, la Lettone Laila Pakalnina. Dans Hotel and a Ball, elle filme la juxtaposition de deux espaces : un hôtel et un terrain de sport. Le point de vue se détache ici absolument de la perception humaine, les cadres vont à l’encontre du mouvement naturel du regard en découpant les corps et les lieux pour en isoler des détails. Laila Pakalnina rompt ainsi avec notre idée habituelle de sens. Elle relie des sons et des images qui, bien qu’originellement distincts, semblent se synchroniser, des formes qui se répondent ou montre au contraire des actions qui se côtoient mais que rien ne relie. Elle donne ainsi naissance à un monde encore plus absurde que le nôtre, susceptible de provoquer de cathartiques éclats de rire.

Un certain goût pour l’absurde colore également le moyen métrage 1973 de Stefan Ivancic, qui nous emmène à Belgrade, sur les rives du Danube. Alors que celles-ci sont menacées de « réhabilitation », il en filme quelques habitants, notamment un homme qui vit de vente de ferraille de récupération et dort sur un vieux bateau. Avec un art savant de la narration, le réalisateur rend captivantes chaque seconde de ses longs plans fixes, chacune nous faisant pénétrer un peu plus avant dans cet environnement et dans l’état d’esprit de ses personnages qui véhiculent un parfum de passé.
Endless Escape, Eternal Return du cinéaste arménien Harutyun Khachatryan suit sur plus de vingt ans le parcours d’un homme exilé en Russie. Ce récit elliptique se déploie par vagues souterraines : alors que le personnage discute avec ses amis, pique-nique sur la neige ou raconte sa rencontre avec une famille d’ours, le dessin de sa personnalité formidable devient celui de l’exil lui-même, d’un rapport pétri de tristesse et d’espoir au pays abandonné et d’un statut d’apatride qui le réduit à une existence simplement et brutalement naturelle.

Territoire de la liberté d’Alexander Kuznetsov dépeint une autre forme d’enfermement mental, d’autres tentatives pour y échapper. Le film accompagne des familles qui fréquentent de façon quasi rituelle la réserve naturelle de Stolby. Ainsi retirés du monde, elles partagent des repas, des chansons, des sessions d’alpinisme et des bains de minuit sous la glace, se réjouissant d’échapper au monde réel pour quelques jours. Sous des airs de chronique de vacances, le film dépeint de façon très précise et vivante un certain état d’ébullition émotionnelle, et par là même, en négatif, les rigueurs politiques qui l’alimentent.
C’est dans les montagnes géorgiennes cette fois que nous emmène Mutso l’arrière-pays de Corinne Sullivan. La réalisatrice de ce film délicat, où la caméra semble toujours être à la juste distance et chaque plan à la bonne place, nous attache immédiatement à ses personnages, une famille vivant isolée dans cet environnement sauvage. Dans des scènes du quotidien se dévoilent peu à peu les aspirations spirituelles du père et sa volonté de perpétuer, à travers son fils, un héritage historique et culturel.
Cinéma de poésie

Cette sélection véritablement pléthorique (une vingtaine de films dans chacune des six sections compétitives) réservait également une place conséquente à un cinéma que l’on pourrait qualifier de poétique, travaillant d’abord la sensation et s’appuyant sur des textes fictionnels. Dans son nouveau court métrage, Atlantis, Ben Russell aborde une nouvelle fois, de façon évasive, la question de l’utopie. Partant de croyances selon lesquelles Malte serait l’inspiration de la mythique Atlantide, le cinéaste américain assemble des images des habitants de l’île et des essais plastiques prenant la mer, les vieilles pierres et un miroir pour matériaux. Il parvient assez aisément à désamorcer la partie rationnelle de notre cerveau pour nous inviter à recevoir ces images et ces mots de la façon la plus primaire possible.
De même dans Industrial Revolution, Tiago Hespahna et Frederico Lobo transforment ce qui pourrait être une entreprise intellectualisant aride en un voyage sensoriel et imaginaire. Alors qu’un mystérieux rameur descend le cours du rio Ave, au Portugal, se découpent les silhouettes d’usines en ruines. Les fantômes des industries passées entrent en collision avec une usine textile d’aujourd’hui, témoignages et fables répondant aux images. Par-delà de ces allers-retours, la nature reste toujours présente, comme un témoin atemporel.
Dans le film mexico-bolivien Death in Arizona, réalisé par Tin Dirdamal et Christina Haglund, une voix déroule le récit d’une déception amoureuse tandis que nous apparaissent les images d’un appartement vide et les vues qu’offrent ses fenêtres – les habitants de la rue et l’évolution du paysage urbain au fil des saisons. Ce film magnifiquement trouble se construit dans un jeu d’échos et de recouvrements partiels entre différentes figures, à commencer par celles du personnage de l’amoureux déçu et du cinéaste. La position voyeuriste par laquelle le monde extérieur est perçu exprime de façon poignante une difficulté à être au monde tandis qu’un récit parallèle, post-apocalyptique, évoque l’espoir d’y revenir un jour.