Il est difficile de juger de la valeur « écologique » d’un film, tant les critères sont multiples (son mode de production, la représentation du monde qu’il véhicule, son point de vue sur la nature, etc.) et les contradictions nombreuses, à commencer par celle, consubstantielle à toute œuvre, de la nature polluante de l’industrie cinématographique. Certains films se donnent cependant pour objectif de figurer l’humain comme un être vivant parmi d’autres, en prise avec un environnement qui n’est nullement façonné à son image, mais repose plutôt sur un principe de communication et d’interaction entre les espèces qui le composent. L’engagement écologique de ces films relève avant tout d’un regard, et constitue dès lors un enjeu à proprement parler esthétique. Cet ensemble d’entretiens entend repérer des gestes formels, proposés par des cinéastes en activité, qui participent à émanciper le cinéma d’une vision anthropocentrée.
Quatrièmes invités : Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel, cinéastes anthropologues qui ont cosigné notamment les très remarqués Léviathan et De Humani Corporis Fabrica.
Les quatre films que vous avez coréalisé ont en commun une façon de filmer de très près, voire « à l’intérieur », dans le cas de De Humani Corporis Fabrica. Faut-il voir dans cette recherche du contact un rejet d’une certaine pratique du documentaire qui consiste à adopter une distance rationnelle vis-à-vis du sujet filmé ?
Verena Paravel : Il est vrai que les films que nous avons réalisés avant de collaborer ensemble étaient un peu plus « distants » que nos films ultérieurs. En ce sens, ils peuvent paraître plus conventionnels, même si Sweetgrass et Foreign Parts luttaient tous deux contre certaines conventions documentaires largement moribondes. Nous ne nous sentons redevables à aucune tradition cinématographique, et surtout pas de non-fiction, de documentaire, qui sont particulièrement régressives, tant formellement que politiquement. La plupart des films de non-fiction restent à une distance particulière de leurs sujets, dans un état d’extériorité par rapport au monde, et ne font pas de place à la subjectivité qui définit pourtant la vie quotidienne. Cette extériorité – ce que vous appelez « distance rationnelle » – est en fait une forme de violence. « Rationnel » vient étymologiquement du latin « ratio », participe passé de « reri », qui signifie « croire, penser, imaginer ». Le terme articule donc bien la pensée d’un côté, et l’incarnation de l’autre. Le « contact » – « con-tangere, toucher » – est une qualité fondamentale de l’existence humaine (et en grande partie aussi extra-humaine, animale et végétale), qui est souvent négligée dans le cinéma de non-fiction, lequel a tendance à se cacher, à la fois philosophiquement et moralement, derrière son regard distant et la barrière du langage.
Il est d’ailleurs moins question dans vos films de mettre la lumière sur vos sujets que de plonger dans le mystère de la matière et de la physique.
Lucien Castaing-Taylor : Dans une lettre qu’il écrit à ses frères vers la fin de 1817, Keats parle d’une qualité artistique qu’il perçoit dans l’œuvre de Shakespeare et non dans celle de Coleridge. C’est la « capacité négative », la capacité d’un homme à « être dans l’incertitude, le mystère, le doute, sans courir avec irritation après le fait et la raison ». Le mystère, l’ambiguïté et le doute sont au cœur de la condition humaine. Nous ne pouvons pas prétendre nous connaître nous-mêmes, et encore moins les autres. Toute œuvre d’art qui imagine le contraire est forcément un mensonge. La « lumière » dont vous parlez peut éblouir, aveugler, brûler, autant qu’elle peut éclairer. D’ailleurs, est-ce que nous « savons » véritablement mieux ce que nous voyons en nous en éloignant ? C’est une idée bizarre, si on y réfléchit un instant. Dans son essai intitulé L’Époque des conceptions du monde, Martin Heidegger affirme que la modernité se caractérise par une façon de concevoir et d’appréhender le monde comme une image, une représentation. Ce qui constitue les sujets humains en êtres modernes, c’est leur prétention, face à ce tableau, à mesurer et à maîtriser l’univers dans sa totalité. Dans la modernité, l’humain se transforme en subiectum. Et il est vrai que nos films cherchent à nous libérer de cette tendance à objectiver et à pictorialiser la réalité.
V.P. : L’art s’investit dans l’opacité ; c’est quelque chose que la théorie du cinéma perd de vue en aspirant de plus en plus à une espèce de clarté qui tend aussi nécessairement vers la superficialité. Il est rare, je pense, qu’un·e artiste apprenne quoi que ce soit de la théorie de l’art. Par ailleurs, je pense que la relation entre proximité et distance, intériorité et extériorité, est subtile et variée. Les spectateurs créent leur propre compréhension des films qu’ielles regardent, selon leurs propres inclinations et selon les qualités propres à l’œuvre elle-même. Un film tourné en plan-séquence, à bonne distance de son sujet, sur un trépied immobile, peut être ressenti comme profondément intime, sympathique et engagé envers son sujet. Et un film filmé à la main en gros plan peut, à l’inverse, paraître voyeur ou objectivant.
Votre choix de ne pas vous situer en dehors de ce que vous filmez peut-il être rapproché de votre seconde discipline, l’anthropologie ?
L.C‑T. : Comme dit Verena, je pense qu’il est quasi-impossible de porter un jugement définitif sur ce qui distingue une approche du dehors et une approche du dedans. Les anthropologues aiment décrire leur méthodologie comme de « l’observation participante ». Cela signifie s’intégrer à ses sujets, sortir du vase clos de la bibliothèque. Mais comme le relevait un philosophe, les anthropologues imaginent qu’il y a là quelque chose de particulier à leur discipline, tandis que la condition humaine en elle-même consiste tour à tour en moments d’observation et en moments de participation. Et le plus souvent les deux à la fois. Il est tout simplement impossible de définir rigoureusement ce qu’est une approche anthropologique par rapport aux autres. Mais à la base se trouve la conviction qu’il faut passer un temps relativement long avec ses sujets (idéalement des années plutôt que des mois) avant d’être en mesure de les représenter de manière défendable, et il est vrai que c’est quelque chose que peu de cinéastes, de fiction ou non, sont disposés ou capables de faire.
Corps et cosmos
Avec Leviathan puis De Humani… vous mettez en place un dispositif de partage et de mise en relation des points de vue entre humains et non-humains, micro et macro-échelles, ce qui me semble relever d’une démarche éminemment écologique. Pourquoi faire du point de vue l’élément organisationnel de votre mise en scène ? Quel type d’identification du côté du spectateur voulez-vous susciter ?
L.C‑T. : Dans les deux films, ce choix du multi-perspectivisme s’est imposé de manière organique, au fur et à mesure de leur création, notamment au moment du montage. À certains égards, les films s’opposent. Léviathan peut être considéré comme une expérience désanthropocentrisant complètement le regard. Dans De Humani… nous plaçons le corps humain au centre de notre attention, comme si nous prenions nos deux yeux et les retournions vers l’intérieur. Et pourtant, ils nous offrent tous deux une série de points de vue qui rompent, comme vous le dites, avec le point de vue céphalocentrique du sujet humaniste libéral typique. Dans le cas de Léviathan, le lilliputisme des humains a été simplement généré par les caméras, qui étaient tantôt attachées à l’un de nos corps, à l’un des corps des pêcheurs ou au bateau… En ce sens, les caméras miniatures « sports extrêmes » que nous avons utilisées (la première génération de Go Pro), ont accompli l’inverse de leur effet habituel : plutôt que d’héroïser les exploits surhumains de leur utilisateur (généralement masculin), qu’il s’agisse de ski, de surf, de vélo, de deltaplane, de plongée, ou de porno, ces caméras ont dans le film pour effet de diminuer les humains. Elles les situent dans un contexte beaucoup plus vaste, interespèce, métaphysique, voire cosmique, dans lequel l’humain est juste un sujet (et un objet) parmi d’autres. Pour De Humani…, avec un collaborateur et ingénieur zurichois, Patrick Lindenmaier, nous avons truqué une caméra dite « rouge à lèvres », afin que l’image dans son ensemble ressemble à celle des caméras cœlioscopiques et laparoscopiques qui sont utilisées pour explorer l’intérieur du corps humain. Le film fait des allers-retours entre des vues de l’intérieur et de l’extérieur des corps, souvent de manière inattendue, en plein milieu d’une opération chirurgicale, et le spectateur doit reconstituer le sens des images par lui-même.
V.P. : Nous souhaitions ouvrir un espace esthétique et éthique qui permettrait des formes d’identification, mais aussi d’aliénation, multiples et variables. Cette recherche pourrait être qualifiée d’« écologique », mais l’expression encourt toutefois le risque de n’être qu’un vœu pieux. Le terme « écologique » doit être radicalement repensé à sa racine : « éco– » vient du grec oikos, signifiant « habitat, maison », et logos, « le discours ». Cela induit d’importantes œillères en ne prenant pas en considération ce qui est exprimé somatiquement et intersubjectivement entre tant d’êtres qui constituent les « écosystèmes » dans lesquels nous habitons. Le cinéma doit dédomestiquer l’humain jusqu’au point où nous reconnaissons instinctivement que les habitats et les jardins d’autres espèces sont tout aussi riches et merveilleux (et souvent aussi foutus) que les nôtres.
Ce jeu sur les points de vue brouille les frontières qui traditionnellement séparent l’humain et le non-humain. Le fait d’accrocher une caméra à un bateau, comme vous le faites dans Léviathan, lui confère du même coup une volonté propre, un « regard ». A l’inverse, lorsque vous laissez les corps humains hors-champ ou décadrés, cela crée une indistinction entre leur présence et celle des oiseaux ou des poissons. Cherchez-vous, de film en film, à atteindre une forme d’égalité des points de vue et est-ce difficile, dans cette mesure, de vous défaire de votre regard humain et des réflexes anthropocentrés inculqués par l’histoire du cinéma ?
V.P. : Dans Le cinéma ou l’homme imaginaire, Edgar Morin insistait sur le fait que dans un film, le regard est forcément humain et le cinéma, irrémédiablement anthropocentrique. Dans un sens, il avait tout à fait raison. Mais la nature et la culture, le dicible et l’indicible, coexistent au cinéma, d’une manière qui n’est pas possible dans le discours. Et il est vrai que dans beaucoup de nos films nous nous intéressons à une sorte de parité ontologique entre l’humain et le non-humain, qu’il s’agisse de pièces détachées d’automobiles (dans Foreign Parts) ou de poissons (dans Leviathan).
L.C‑T. : Les philosophes parlent de « perspectivisme cartésien », c’est-à-dire d’une « vue de nulle part », d’une perspective strictement inhumaine et non située. Mais nous, les humains, ne sommes rien d’autre que des perspectivistes, voire des multiperspectivistes. Aucun de nous ne traverse la vie avec une perspective singulière ; celle-ci est en constante mutation. Parce que la réalité est toujours désordonnée, multiple et ne peut être suffisamment bien évoquée à travers le récit, l’intrigue et le développement des personnages, nos films font tout leur possible pour représenter une pluralité de perspectives de manière délibérément fragmentaire et non-linéaire.
Comment cela s’incarne au niveau du montage ?
L.C‑T. : Nous abordons le montage avec des questions beaucoup plus abstraites. Avec Léviathan, nous nous sommes demandés s’il fallait partir de l’image d’une nature qui dépassait l’humanité, dans laquelle nous ne pouvions que nous sentir partiaux, petits, débordés ou désamarrés, et nous diriger progressivement vers l’image plus familière et plus humaine de la pêche, ou si nous devions plutôt faire le contraire : partir du domaine de la culture humaine reconnaissable et progressivement la défamiliariser, « l’ensauvager ». Finalement, la structure du film a dépassé nos intentions initiales et s’est en quelque sorte imposée. Bien sûr, nous avons été « au service » de son accomplissement, mais nous ne pouvons prétendre l’avoir contrôlée ou comprise.
En attachant des caméras à des corps (humains ou non-humains), vous questionnez la nature de la mise en scène puisqu’elle n’est plus gouvernée par un regard qui construit rationnellement l’image, mais par différents types d’« êtres-au-monde » qui existent en dehors de votre volonté. Quelle importance a pour vous cette ouverture à diverses participations dans la constitution de l’image ? La coréalisation fait-elle partie de cette envie d’échapper au regard unique ?
V.P. : La coréalisation de films est encore rare, même si elle l’est moins que la co-écriture de romans ou de poésie. Notre collaboration entrave peut-être l’idée d’un « regard unique » mais cela ne l’exclut pas, dans la mesure où nous filmons parfois chacun·e avec une caméra différente, parfois avec une seule caméra, parfois en se passant à tour de rôle la caméra au sein d’un même plan. Lorsque nous avons regardé les rushes de Léviathan – on était toujours sur le chalutier –, ils nous ont paru incarner un mélange d’objectivité et de subjectivité que nous n’avions jamais vu auparavant. Objectivité parce que beaucoup de prises de vue n’avaient pas été faites sous notre contrôle, ne provenaient pas même de caméras attachées à nos corps et avaient été enregistrées sans que l’on regarde dans le viseur. Subjectivité car beaucoup de ces images venaient des caméras fixées sur la tête, la poitrine ou le poignet des pêcheurs ; comme les pêcheurs travaillaient et n’avaient ni le temps ni l’intérêt d’imaginer ce que la caméra pouvait « percevoir », les prises de vue qui en résultaient traduisaient leur point de vue de façon somatique et physique, et non entachée par une intention cinématographique explicite. C’est une sorte d’aspiration impossible, qui ne pourra jamais être satisfaite, mais nous nourrissons l’espoir de trouver un moyen pour le monde de se filmer d’une manière ou d’une autre – que ce soit l’intérieur du corps humain, la folie des rencontres multi-espèces sur un bateau de pêche industrielle, ou les rêveries inconscientes d’un excentrique qui parle en dormant.
Dans vos films, le monde naturel n’est pas qu’une organisation harmonieuse et positive, contrairement à ce que l’on peut voir dans un certain cinéma défenseur de l’environnement. C’est aussi le choc des éléments, des espèces, la présence du sang. Cela constitue-t-il un enjeu de représentation important à vos yeux ?
V.P. : Nous avons une relation profondément perverse au corps. Le corps est à la fois la chose la plus intime de la vie et aussi la chose dont on est le plus aliéné, qui génère le plus d’anxiété. Le corps est un lieu de traumatisme. En tant que tel, il est souvent entouré de tabous et le regarder de près constitue un acte transgressif en soi. C’est peut-être la raison pour laquelle certaines personnes ont suggéré que De Humani… est un film de trafic de sang, de carnage et d’horreur et donne du fil à retordre à David Cronenberg. Mais par ailleurs, l’intérieur (et l’extérieur) de nos corps peut ressembler à des paysages. Ils sont infiniment beaux. Et souvent, l’intérieur infinitésimalement intime d’un corps ressemble au cosmos infinitésimalement grand. Je dirais même, dans un sens, que c’est le cosmos. Quoi de plus beau et de plus vivifiant que le sang ? Et quoi de plus effrayant et de plus morbide en même temps ? Ce qui ressort de De Humani…, c’est que le corps est à la fois incroyablement fragile et vulnérable, mais aussi résilient et puissant. Pour certaines personnes, cette dualité est trop difficile à assumer, alors ils blâment « le messager » et dénigrent le film comme étant gratuitement violent ou choquant. Mais pour d’autres, y compris un certain nombre de personnes que je connais et qui sont terrifiées par leurs corps – par la maladie, la mortalité ou tout simplement l’univers des hôpitaux – le film a été étonnamment thérapeutique, les réconciliant à la fois avec la merveille et la faiblesse de leurs corps.
L.C‑T. : Dans un poème, Tennyson a qualifié la nature de « red in tooth and claw », qui peut être traduit par : « aux crocs et aux griffes ensanglantés ». L’expression décrit bien la brutalité de la compétition et de la survie dans le monde naturel. Le poète fait part de son désespoir d’avoir imaginé que la religion, en particulier la notion de « vie éternelle », pouvait transcender cette condition violente. Mais l’ampleur de la violence que l’humanité a infligée, et qu’elle inflige aujourd’hui sans doute plus que jamais – aux autres comme à elle-même – est sans commune mesure avec celle que l’écrivain percevait au sein des règnes non-humains.