Pour réaliser De Humani Corporis Fabrica, Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor ont tourné dans plus de trente services médicaux différents, répartis sur huit hôpitaux de la région parisienne. En découle une plongée dans les entrailles du corps humain à laquelle se conjugue à une déambulation dans le corps malade de l’hôpital public. Les deux cinéastes reviennent avec nous sur le tournage et le montage du film.
Comment vous êtes-vous emparés de ce matériau filmique singulier ? Et combien de temps la création du film a‑t-elle demandé ?
Véréna Paravel : Nous avons travaillé sur ce projet pendant six ou sept ans. Lorsque nous filmions dans les hôpitaux, nous étions engagés dans une observation très active : le moyen par lequel nous avons décidé d’enregistrer nos images était tel que nous nous demandions sans cesse où nous placer, quelle position adopter, etc. Il y a tellement de choses qui se jouent au moment de la récolte des images qu’une distance presque inconsciente se creuse avec ce que l’on filme, y compris lorsqu’il s’agit d’images vertigineuses. Au tournage, j’ai été pour ma part extrêmement fascinée par les corps ouverts et cette perspective inouïe que nous obtenions sur l’intérieur de notre chair. C’est lorsque je me suis retrouvée assise sur une chaise, devant l’écran de la table de montage, sans la vie du bloc autour (l’urgence, les odeurs, la peur de voir quelqu’un basculer dans la mort) que les images m’ont parues bien plus crues et choquantes.
Plus largement, j’ai sans cesse oscillé entre des moments où je pouvais être très sensible à la maladie – je pleurais sans pouvoir regarder les images ou entendre les discours des docteurs – et d’autres où je me sentais presque anesthésiée, où je pouvais prendre mon petit déjeuner devant une opération à cœur ouvert. Ce n’était même plus une question de cruauté ou de beauté des images ; seule était en jeu ma sensibilité pure, à savoir ce que j’étais capable de voir, d’entendre et donc d’accepter à un moment déterminé. Au fond, notre film réclame cette vulnérabilité, dans le sens où il revendique de se réapproprier la fragilité de l’être humain, mais j’ai l’impression que les réactions varient beaucoup selon notre état d’esprit. Si je revoyais le film demain, je serais peut-être bouleversée, mais je me souviens qu’une fois toutes les étapes de post-production terminées, nous avions fait un dernier visionnage et là… électrocardiogramme plat. Je ne pensais plus rien du film, j’étais incapable de savoir s’il pouvait susciter une émotion chez quelqu’un.
Lucien Castaing-Taylor : Mais c’est à mon avis le cas pour tous nos films, cela va de pair avec la manière dont on travaille. Nous ne sommes pas vraiment des cinéastes, mais des anthropologues. Nos projets prennent des années. Sur ce film, nous avons monté au fur et à mesure, ce qui fait qu’à la fin, nous n’avons plus de distance et sommes incapables de juger le résultat. Je pense qu’on est loin d’être les premiers spectateurs de notre film, on est même plutôt les derniers, car nous sommes corrompus par l’expérience de la fabrication. Pour nous, l’enjeu était autre : il s’agissait, tout au long du montage, de garder intact l’émotion de la découverte de ces images, le choc initial. Nous souhaitions ne pas trop les domestiquer pour ne pas altérer l’émotion de cette première rencontre avec le corps humain.
Qu’est-ce qui, selon vous, éprouve tant le regard face à la crudité et la fragilité du corps humain ?
L. C. T. : Le corps est un objet tellement pervers. Il n’y a aucun autre élément sur terre avec lequel nous entretenons une relation aussi intime et aliénée – ce qui caractérise pour moi la perversité. Évidemment, cela génère des contre-effets parfois très forts. Pour se protéger, on a érigé plein de tabous. C’est pour cela qu’il me semble extrêmement transgressif de regarder l’intérieur même du corps.
Synchro
Aviez-vous à votre disposition un corpus d’imagerie médicale, comme le documentariste d’un film historique regroupe son corpus d’archives ? Qu’est-ce qui présidait au choix des plans pour le montage, de ce qui devait être montré ou non ?
V. P. : (elle coupe) Là, il y a un flou qui revient souvent et que je trouve bizarre, car je ne comprends pas que cela ne transparaisse pas plus nettement dans le film : à chaque fois que la caméra entre et sort du corps, tout est parfaitement synchronisé. Nous travaillons à partir de trois sources : d’abord la caméra médicale à l’intérieur du corps, dont on récupère les images, puis notre caméra qui nous permet de filmer dans l’espace du bloc, et enfin une caméra, située au-dessus, qui enregistre tout le déroulé de l’opération à des fins judiciaires. À la fin, sur notre timeline, nous avons les images des trois caméras (qui sont synchronisées avec le son que l’on a enregistré) et on peut librement naviguer entre ces différents points de vue. Mais c’est toujours le même corps et la même opération que l’on enregistre en temps réel. La dramaturgie de chaque séquence d’opération se construit ensuite au montage.
Si Leviathan et Caniba se caractérisaient principalement par leur dispositif de captation, il semble que ce film obéisse davantage à une forme de cheminement narratif – une déambulation dans différents corps imbriqués et malades perçant plusieurs strates, de la molécule à l’enveloppe charnelle, du souterrain au sommet de l’hôpital, lors de la séquence libératrice du pot de départ. Cette narration a‑t-elle été pensée en amont ou a‑t-elle émergé au montage ?
L. C. T. : Le problème, c’est qu’à l’instar de Vertov, nous sommes des monteurs avant d’être des cinéastes. Dans notre cas, on n’a pas de scénario, on n’écrit rien en amont. On essaie aussi de ne pas avoir de préconçus ou d’a priori. C’est vraiment au montage que la narration ou le récit apparaît, mais quasiment à notre insu. On donne un coup de main, on refoule d’autres choses qui tentent de surgir, qu’on trouve moins intéressantes, mais on reste à moitié conscient de comment l’ensemble fonctionne. Ce processus prend des mois et des mois. On est pris comme dans une danse avec la matière du film. On souhaiterait vraiment rester très fidèle au réel, ce qui est difficile. Nous sommes des créatures fictionnelles, quelque part nous ne sommes même que fiction : sans elle, on ne serait pas tout à fait des êtres humains, donc même dans le documentaire le plus cru au monde, on trouve tout de même un semblant de récit. Mais on veut toutefois que la fiction produite par le film soit sécrétée par la réalité.
V. P. : C’est vrai. Par exemple, le lien entre les couloirs et la navigation nous est apparu après. On se rend compte que l’hôpital est un lieu de circulation, qu’on y trimballe sans cesse les patients, les morts, les organes et les médicaments d’un lieu à l’autre. La vision d’un corps avec des veines et des fluides qui circulent s’est imposée d’elle-même. En fait, il existe un rapport entre le montage et l’association libre, comme on la pratique sur le divan d’un psychiatre : tu vois d’une part l’image d’un brancardier qui pousse un chariot dans un couloir, et de l’autre celle d’une capsule transportant un rein ou des résultats d’analyses, et il s’opère une association dans ta tête qui n’a pas de nature plus logique que celle des formes et des mouvements…
Le tournage de la séquence des pneumatiques, par exemple, s’est improvisée au tournage ?
V. P. : On décide de la faire à la suite d’un moment de stupéfaction : nous étions en train de filmer la dissection d’un poumon quand, tout d’un coup, on a vu une capsule arriver. Soudain, branle-bas de combat : tout le monde se rue sur son contenu car ils n’ont que quinze minutes pour l’analyser. Un homme est là quelque part dans l’hôpital, on lui a enlevé un petit morceau de son corps, et un médecin veut savoir s’il a un cancer. On se rend compte alors que c’est le vieux système de pneumatiques propulsant des capsules, qui par ailleurs se bloque tout le temps, dont dépend la vie des patients de l’hôpital. Dans cet outil obsolète, on retrouve toute la précarité et la résilience du corps de l’hôpital ; là aussi, il est difficile de ne pas faire de parallèle. Mais encore une fois, la séquence trouve sa place dans le film selon un principe d’association libre qui se joue au montage.
L. C. T. : Je ne sais pas si une association peut être pleinement libre, mais là où le montage fut le plus contraint par des enjeux de narrations classiques, c’est pour la scène en psychogériatrie. Tout ce que l’on voit dans le film est issu d’un même plan-séquence d’une heure et demi, dont on a gardé cinquante minutes et qu’on a coupé trois fois, après des mois d’hésitations. Même réduit à cinquante minutes, le plan-séquence aurait tué le film dans sa continuité. Chaque opération est singulière dans le film, on ne la voit qu’une seule fois, comme un événement spatio-temporel unique. La psychogériatrie revient au contraire trois fois, dans une logique narrative à la fois plus complexe et beaucoup plus conventionnelle. Je sais que cela gêne quelques spectateurs.
C’est effectivement la scène qui a été la plus débattue au sein de notre rédaction. Personnellement, elle m’a surpris par son aspect un peu plus fabriqué, avec le suspense que suscite le cri répété de la vieille dame et le mouvement de caméra qui achève sa course sur elle au moment où elle hurle à nouveau : je vois là un mouvement maitrisé et chorégraphié de l’ordre d’une mise en scène horrifique un peu dérangeante…
V. P. : Mais c’est arrivé comme on le voit dans le film. C’est super intéressant comme question, parce pour moi, on sent l’hésitation de la caméra au moment de rentrer dans la chambre – j’y vais ou pas ? Et ces moments de mise en danger (pour tout le monde : les réalisateurs, les patients, les spectateurs), ces moments où l’on dérange, je les trouve toujours très intéressants – parce qu’au fond ça t’a dérangé, ce qui est sain.
C’est vrai qu’elle suscite une empathie très forte chez moi pour les patients, et qu’il m’apparaît une forme de cruauté dans la perfection du timing du mouvement de la caméra et du cri de la patiente.
V. P. : Je comprends tout à fait.
L. C. T. : Je crois justement que le réel est plein de ces moments « parfaits », mais que pour les saisir en tant que documentariste, il faut avoir une certaine patience et un sens hypertrophié de l’anticipation. C’est extrêmement fatiguant et la tension est immense, car il est très difficile d’anticiper ce qui va se passer sans le maîtriser.
V. P. : Pour obtenir ces scènes que l’on peut appeler « fictionnelles » ou « miraculeuses », il faut travailler beaucoup. Ces moments arrivent, mais pour les enregistrer, il faut être toujours là, même si l’on pense avoir déjà la matière pour monter quatorze films. Quitte à se rendre compte plus tard que ce que l’on a tourné il y a cinq ans est mieux, parce qu’on a osé filmer les patients d’une certaine manière alors qu’on ne les connaissait pas encore. Je crois que ce que l’on déteste le plus tous les deux dans les films, c’est justement quand on voit trop l’intentionnalité des réalisateurs et réalisatrices. On essaie toujours de s’arracher à cette intentionnalité trop prévisible, et on attend une forme de fusion absolue avec ce que la réalité sécrète : tu es là pour cueillir ce qu’elle produit, parfois simplement en te tournant au bon moment… Je comprends que cela puisse laisser dubitatif quelqu’un qui regarde le film et qui se dit « c’est trop parfait », mais derrière, il y a énormément de temps investi et d’attention.
Au-delà de l’enveloppe
Le travail sur le son apporte beaucoup au film. Il produit d’ailleurs aussi ces moments sidérants quand, dans les couloirs de gériatrie, une dame dit « Je veux mourir », précisément au moment où la caméra la dépasse. Ici aussi, tout est synchronisé ?
L. C. T. : Ça, c’est l’exemple parfait. Cette dame répétait cette phrase à longueur de journée, donc lors du cinquième jour de tournage, on savait exactement comment faire pour enregistrer ce moment.
À un autre moment, le son provoque un effet presque comique par l’écart entre la complainte de l’urologue et le plan, pénible à regarder, d’un pénis sanguinolent…
L. C. T. : Encore plus stupéfiant : quand il se tourne à la fin de la séquence vers Véréna, le médecin lui dit « le pire, c’est que je n’ai pas eu d’érection aujourd’hui. » Quelle folie !
V. P. : Je pense que certains médecins frimaient pas mal. Surtout les hommes, qui faisaient un peu les coqs. Vous ne pouvez pas imaginer le nombre de saloperies déclamées à longueur de journée qu’on a retirées au montage. Pour qu’ils se permettent ça, alors que la caméra est à quelques centimètre d’eux, cela veut dire qu’on s’est fait totalement oublier – ce qui implique qu’on a très bien fait notre boulot, qu’on a passé suffisamment de temps avec eux pour que notre présence ne fasse plus obstacle –, ou qu’ils avaient vraiment envie d’exprimer quelque chose par certains de leurs commentaires.
Le son un peu cotonneux, quand on se trouve à l’intérieur des corps, provoque une forme d’apaisement par rapport à ceux qui proviennent de l’extérieur. Pour le coup, on peut imaginer qu’il n’y a pas de micro enregistrant à l’intérieur et que l’effet produit est le fruit d’un travail a posteriori.
V. P. : Oui tout à fait, on a étouffé le son qu’on enregistrait à l’extérieur. Mais on a aussi mis des micros à l’intérieur des bouches, à l’aide d’hydrophone, pour tout de même récupérer des sons de l’intérieur des corps.
L. C. T. : On a eu beaucoup de mal à enregistrer les conversations des médecins, car on était mal équipé et que l’hôpital est un lieu très bruyant.
Concernant Caniba, vous évoquiez dans un entretien donné à Chronicart l’épiderme d’Issei Sagawa comme une zone de tension révélant l’indicible. Il y a dans De Humani… un certain apaisement dans toutes ces séquences de plongée à l’intérieur des corps qui contraste avec la crudité des séquences restant à la surface de l’épiderme.
V. P. : C’est très intéressant, car effectivement, cela induit un changement de point de vue. Quand on scrute l’épiderme, on essaie de comprendre quelque chose de l’intérieur de ce corps, alors que là, quand on est dans les entrailles, on tente de saisir quelque chose de plus grand, qui dépasse ce corps. Dans le cas de Caniba, on reste à la surface d’un corps mystérieux dans lequel on projette des pensées qui amorcent tout un tas de considérations psychologiques : « Mais pourquoi cet homme a‑t-il mangé quelqu’un ? » Ce que nous voulions révéler, c’était le tabou autour de notre animalité et de notre cannibalisme enfoui. En étant maintenant à l’intérieur du corps, on cherche davantage à comprendre l’enveloppe et ce qui se trouve au-delà. Si l’enveloppe semble constituer la limite de notre être respirant, depuis l’intérieur, on peut néanmoins chercher à retisser les liens avec le vivant, les bactéries, les virus, les soignants, etc. On y cherche une possibilité de se repenser comme être au monde, en essayant d’affecter la manière même dont on pense être vivant. Je vais garder cette idée d’apaisement, que je trouve très juste. Après avoir fait ce film, je me sens peut-être un peu plus apaisée avec le destin.
D’une certaine manière, avec cette plongée à l’intérieur du corps opérée par ce film, tout a été mis à nu. Vers quelles profondeurs voulez-vous à présent diriger votre caméra ?
V. P. : Dans les cieux, vers le cosmos ! Où aller ? Où atterrir ?
L. C. T. : On voudrait essayer de composer notre propre film d’histoire naturelle. Pour l’instant, il me semble que l’on apprivoise la nature de manière très anthropocentrée, ou alors on contemple sa beauté comme s’il s’agissait d’un spectacle lointain. Le grand enjeu serait de faire un film sur la nature pour faire comprendre à notre espèce, soi-disant la plus cultivée, qu’il n’existe pas la moindre molécule ou le moindre sentiment humain étranger à cette nature. Et en même temps, faire comprendre aux gens l’urgence de la situation – cette nature est en danger. Il ne reste pas beaucoup de temps. Nous voulons faire un film qui aurait un impact plus immédiat que nos autres documentaires, tout en étant aussi exigeant formellement.
V. P. : Ce n’est pas facile, on cherche, on n’a pas vraiment commencé le film. C’est très ambitieux mais aussi très important : pour l’instant, il n’existe pas vraiment d’esthétique qui incarne l’urgence du problème.