Le 4ème festival de cinéma de la ville de Luxembourg, «Discovery Zone», vient de s’achever. Dix jours de belles découvertes éclectiques, surprenantes. Comme un état du cinéma contemporain sur une partition chorale, allant de la comédie romantique au thriller politique. Journal de bord post-palmarès.
Du Luxembourg, petit pays coincé entre la France, la Belgique et l’Allemagne, on a surtout l’image d’une forte place financière, l’image d’une certaine austérité. Pourtant, la capitale du grand-duché a, par deux fois, été capitale européenne de la culture (en 1995 et en 2007). Un titre qui n’est pas volé, tant sa politique et ses institutions culturelles font preuve d’une richesse de productions, de créations, de découvertes. Le festival de cinéma Discovery Zone, ouvre le regard, de fait, à de nombreuses découvertes : de nouveaux auteurs, de nouvelles formes, de nouvelles narrations. Avec une section « made in / with Luxembourg » consacrée, comme son nom l’indique, aux productions et co-productions du pays… et elles sont nombreuses, en témoigne l’Oscar 2014 du court-métrage d’animation, Monsieur Hublot. Le film, qui a remporté la statuette au nez et à la barbe de Disney, est une production majoritairement luxembourgeoise, n’en déplaise à certains médias français qui l’ont présenté comme une production nationale.
À saluer, côté organisation et esprit du festival, son ouverture au public et pas seulement aux professionnels du secteur et aux médias, et des projections dans toutes les salles de la ville, du complexe plus populaire Utopolis aux salles plus intimes de l’Utopia en passant, bien sûr, par la Cinémathèque.
À côté de la riche sélection locale, les fictions et documentaires de la sélection officielle venaient du monde entier : Islande, États-Unis, Venezuela, Belgique, Canada, Iran, Inde, Kazakhstan… Le palmarès reflète cette internationalité, à l’image du pays, profondément cosmopolite : Grand Prix pour l’Iranien Mohammad Rasoulof avec Les manuscrits ne brûlent pas (et une mention spéciale à l’Islandais Of Horses and Men) ; Prix de la Critique pour le Canadien Xavier Dolan avec Tom à la ferme ; prix du documentaire au Belgo-Néerlandais Ne me quitte pas (Sabine Lubbe Bakker, Niels van Koevorden).
Tom à la ferme, de Xavier Dolan – prix Fipresci à la Mostra de Venise 2013 –, est peut-être, jusqu’ici, le film le plus abouti du jeune prodige de 25 ans, et déjà son cinquième long-métrage. Axé sur la question de l’homophobie mais traité à la façon d’un thriller psychologique, le film met en scène Xavier Dolan lui-même dans le rôle principal. Tom, un jeune publicitaire urbain débarque au fin fond d’une campagne rustre et isolée où vivent la mère et le frère de son petit ami, qui vient de décéder. En se rendant aux funérailles, il rencontre la figure inquiétante du frère, et une mère à qui son défunt fils a toujours caché son homosexualité.
Le film souffre parfois de quelques – rares – rebondissements parfois bancals, mais les personnages sont tous finement aiguisés et jouent leur partition sur un rythme fascinant, servi par beaucoup de caméras portées, de zooms, de plans rapprochés. Une subtile oscillation joue sans cesse sur les désirs ambigus du frère, et de Tom (la scène de tango dans lequel le frère entraîne Tom). Au milieu de cette tension psychologique, deux séquences, très différentes, restent gravées, imprimant le film d’un style qui sait jouer à la fois la violence et la tendresse : la course poursuite dans le champ de maïs comme un champ de couteaux, les feuilles jaunes se confondant avec les cheveux de Tom, le frère, hors champs, à ses trousses. Et les plans larges du début du film, vus du ciel, de la campagne, la voiture glissant au milieu, avec en fond sonore une déchirante version a cappella des «Moulins de mon cœur». Tom à la ferme affirme le style de Dolan d’une surprenante et enthousiasmante manière.
D’un autre bout de la planète, Les manuscrits ne brûlent pas, de Mohammad Rasoulof. Rasoulof a été arrêté en même temps que Jafar Panahi. On pense forcément à lui et à son film manifeste, tourné alors qu’il est assigné à résidence, Ceci n’est pas un film. Rasoulof, lui, prend le parti de la violence frontale, froidement décortiquée, aussi froide que le visage et l’attitude de l’ancien opposant devenu agent des services secrets. Il suit la trajectoire de deux tueurs à gages chargés d’éliminer des écrivains. Rêche, violent, dur, Les manuscrits ne brûlent pas se déploie dans une longueur pesante, poisseuse, refusant tout manichéisme dans la présentation des tueurs (l’attendrissement, via la figure du petit garçon malade, se situe d’ailleurs du côté du tueur) pour prendre un parti : comment la violence de la misère (matérielle et intellectuelle) s’insinue dans tous les pores de la société.
Violence, encore, de la misère sociale et affective, dans le prix du documentaire, Ne me quitte pas. La trajectoire de Marcel, quitté par sa femme, et de son ami Bob, au fin fond d’un petit village belge en lisière de forêt. Alcoolisme, précarité, solitude… pour autant, Ne me quitte pas est un film tendre et universel, maniant un humour noir et absurde, sur la persistance de la vie malgré tout. Marcel et Bob, qui ouvre le film en parlant de l’organisation de son suicide, finissent toujours par se raccrocher aux branches : pour un moment de plus avec leurs enfants, pour leur amitié, pour le soleil sur la peau.
Hors palmarès, quelques coups de cœur glanés au fil des jours.
Hide Your Smiling Faces, de l’Américain Daniel Patrick Carbone, fait une belle carrière dans les festivals. Il y a de la violence, aussi, dans ce film, celle de l’irruption de la mort au cœur de l’enfance, mais surtout une émotion infinie dans la justesse de la caméra. Suivant ce passage de l’enfance vers un monde inconnu, le cinéaste nous entraîne au cœur d’une bande de garçons s’autonomisant peu à peu, sur fond de la mort d’un de leurs jeunes camarades. Dans une nature splendide (le New Jersey) et volontairement non reconnaissable, loin de toute technologie, le spectateur se retrouve en immersion dans l’enfance, à la hauteur des jeunes personnages, où les rapports humains sont aussi bien décrits que les sensations primales : la pluie sur la langue, la marche dans les bois, l’eau d’un lac d’été…
Dans une nature elle aussi brute et isolée, une vallée en Islande, Of Horses and Men (Benedikt Erlingsson) n’est pas seulement d’une succulente drôlerie absurde. Fonctionnant sur une sorte de succession de sketches au cœur de la même communauté de personnes, le film ausculte un microcosme humain regardé par l’œil du cheval. Loin de tout bavardage, il passe avec virtuosité, par la seule image, de la comédie romantique au burlesque en passant par le « survival gore », sans jamais verser dans la démonstration.
Dans un genre tout à fait différent, la Venezuélienne Mariana Rondón s’attache, elle, avec Bad Hair, à décrire un autre microcosme : celui de la cellule familiale, ici composé d’une mère célibataire au chômage et de ses deux fils. Le bébé, à qui elle donne toute sa tendresse, et l’aîné, qu’elle refuse de comprendre et d’écouter. Sur fond de misère et de préjugés, fond sur lequel plane l’ombre malsaine d’un factice dévouement à la classe politique, Bad Hair reste, de bout en bout, dur, rêche, sans une once de tendresse filiale, ou si rare. La fin, abrupte, vient asséner un coup de poing définitif à la fantaisie et à l’insouciance de l’enfance.
Si la sélection a beaucoup mis en valeur une certaine sociologie du contemporain, elle a aussi fait un saut du côté du film « de genre », mais un genre servi avec originalité et évitant certains passages obligés. Everyone Is Going to Die, du Britannique Jones (collectif de deux réalisateurs, Maksymilian Baron et Michael Woodward), est bien une comédie romantique, mais lorgnant du côté du loufoque, de l’absurde, pour mieux donner chair à deux personnages, un homme et une femme sur le chemin d’une dernière chance.
Discovery Zone a aussi su jouer de quelques temps forts « people », avec Her (Spike Jonze) en film d’ouverture (Joaquin Phoenix et Scarlett Johansson dans une variation sur le monde virtuel), ou encore une master-class de Luc Dardenne. Sans oublier le nouvel ovni de Michel Gondry, Is the Man Who Is Tall Happy ? Un documentaire animé à la forme inclassable, basé sur les entretiens du réalisateur avec Noam Chomsky. Où Gondry passe de moments narratifs plus « classiques » à des scènes d’un joyeux bricolage, toujours avec ce même univers fantaisiste mais inattendu face à un sujet si profondément intellectuel. Gondry apparaît ici comme un gamin exalté, évoquant avec le fameux linguiste tour à tour la naissance de la science moderne, l’acquisition du langage ou la grammaire générative, le tout mélangé à des souvenirs personnels et quelques confidences de Chomsky. Se moquant de lui-même, de son niveau d’anglais, et, plus largement, des failles dans la communication humaine, Gondry bâtit un film sur une animation très vive, où l’on se perd parfois mais où l’on questionne sans cesse.