Difficile exercice que celui de l’entretien filmé au cinéma, d’autant que Gondry ne choisit pas le sujet le plus facile, celui-ci étant Noam Chomsky, linguiste américain émérite plus célèbre de notre côté de l’Atlantique pour ses prises de position anti-impérialistes. Loin des portraits d’une humanité magnifiée dans son quotidien des films de Depardon (La Vie moderne), Gondry investit l’entretien comme terrain d’expérimentation de l’animation.
L’œil et la forme
Il y a toujours, dans les films de Michel Gondry, quelque chose de délicieusement personnel et sincère : tantôt brillant de créativité, tantôt répétitif dans le développement de son bric-à-brac esthétique, le réalisateur de L’Épine dans le cœur (qui narrait la vie d’enseignante de sa tante) s’est ici intéressé à l’interaction du langage et de sa représentation sensorielle. Qui de mieux placé pour répondre à ces questionnements que Noam Chomsky, inventeur de la linguistique générative dans les années 1950, qui distinguait la capacité d’expression et l’expression elle-même, s’opposant ainsi aux théories structuralistes et behavioristes. Gondry ne se pose évidemment pas en filmeur de la conversation mais en créateur de champs parallèles : tout en laissant Noam Chomsky répondre (plus ou moins) à ses questions, il illustre problèmes, solutions et pistes de réflexion par des séquences animées consciemment naïves, consciemment ouverte donc. Conversation animée avec Noam Chomsky est la rencontre d’un penseur et d’un imaginaire, d’un langage articulé et d’une forme audiovisuelle. Le principal intérêt de l’exercice est justement de confronter ce que l’on entend – car Chomsky est physiquement assez absent – et ce que l’on voit : si le dessin est illustration, il est également vagabondage. L’animation est, pour Gondry, une forme de langage qui, sans contredire celui de son interlocuteur, l’inclut dans le monde visuel, et parasite parfois le discours du philosophe.
L’expérience visuelle
Conversation animée avec Noam Chomsky est en cela une expérience plus qu’une œuvre de création : l’animation, parfois drôle ou émouvante, souvent répétitive, intéresse davantage dans la construction sensorielle qu’elle engendre chez le regardant et l’écoutant que dans la posture artistique. Très rapidement, on prend conscience de cette «continuité psychique» qu’évoque Chomsky ; cette capacité humaine à mêler la vision et la parole : elle engendre un champ infini de représentations possibles des objets mais aussi une difficulté, une dépendance de la compréhension. L’expérience force l’attention, permet l’adéquation d’un mouvement purement visuel à une argumentation. Mais si les problèmes épistémologiques soulevés (Comment comprendre les constructions mentales ? Comment appréhender les propriétés physiques et les propriétés émotionnelles ?) sont les fils conducteurs du film, l’animation permanente finit par les phagocyter. C’est en quelque sorte le succès des théories de Chomsky qui se dévoile peu à peu et permet la distinction entre la faculté du langage (des deux langages qui s’entrechoquent en l’occurrence) et l’acte d’expression. Conversation animée avec Noam Chomsky est un acte de langage, qui a le grand mérite de remettre en perspective notre rapport aux circulations diverses qui peuplent les écrans dans un geste personnel et sincère, parfois, certes, au détriment de la pensée elle-même du sujet Chomsky.