Ceux qui ont la vingtaine aujourd’hui ne le connaissent peut-être pas aussi bien qu’un Jean-Pierre Léaud, par exemple. Par contre ceux qui avaient comme lui la vingtaine dans les années 1960 – 70, le considèrent comme une figure emblématique du cinéma dit « moderne » ou « avant-gardiste » de ces (fameuses) années-là. Pour beaucoup d’entre eux, Pierre Clémenti reste sans doute l’un des rares rêveurs de l’époque à ne pas avoir sombré dans le somnambulisme désenchanté ou conformiste de l’après-68. Né en 1942, Pierre Clémenti a disparu en 1999 à l’âge de 57 ans, dans les derniers jours du mois de décembre. Caméléon, célèbre et clandestin à la fois. Auréolé d’une personnalité et d’une carrière atypiques, l’acteur-cinéaste a collaboré en trente-huit ans de cinéma à pas moins d’une centaine de films, courts et longs, français et étrangers, derrière, mais aussi devant la caméra. Jusqu’au 15 octobre, le Centre Pompidou lui rend hommage.
Débutant sa carrière cinématographique à l’âge de 19 ans après avoir suivi des cours d’art dramatique au Vieux-Colombier et à l’école de la rue Blanche, Pierre Clémenti va immédiatement côtoyer les grands noms du cinéma français et européen d’alors. Dès 1961, le jeune Pierre et sa beauté lunaire font une apparition derrière la caméra de Michel Deville dans Adorable menteuse et surtout dans Le Guépard, chef d’œuvre de Visconti, aux côtés de deux étoiles montantes : Alain Delon et Claudia Cardinale. Puis, dans Belle de Jour, c’est avec Catherine Deneuve qu’il joue pour la première fois sous l’œil de Luis Buñuel ; Buñuel qu’il retrouvera en 1968 dans La Voie lactée. La voie de Pierre, elle, semble toute tracée, lui qui s’est si vite fait adopter par la famille du cinéma. Né de père inconnu, Pierre Clémenti n’en est donc pas moins né sous une bonne étoile. Chacun à leur manière, ces pères de substitution que furent Deville, Visconti, Buñuel, et bientôt, Bertolucci, Pasolini, Rivette, etc., lui offrirent là peut-être une reconnaissance paternelle dont il avait dans l’enfance été privé.
Paris, 1966. Pierre enchaîne avec Un homme de trop (joué par Michel Piccoli) de Costa-Gavras. Alors âgé d’à peine 25 ans, l’acteur est sur le point de conquérir le grand public sous les traits de Benjamin, dans le film du même nom à nouveau dirigé par Michel Deville. Pourtant, plutôt que la soif de gloire, la véritable passion qui va guider ses pas est celle de toute une génération : la liberté. Ses pairs – ses frères – ont pour noms Étienne O’Leary (jeune cinéaste canadien qui va donner impulsion en France au cinéma underground expérimental), Philippe Garrel, ou encore les électrons libres de Zanzibar. Psychédélique, fulgurant, le vent qui les porte tous est celui de l’avant-Mai 68. Fasciné par le premier film d’Étienne avec qui il se lie d’amitié, Pierre participe avec enthousiasme à son deuxième projet : Homéo/Coming Back from Going Home (1966/67). Inspiré par Norman McLaren, Jonas Mekas ou encore Stan Brakhage (dont il diffuse les films en petits comités dans quelque appartement de Saint-Germain-des-Prés), mais aussi par la pop culture nord américaine, Étienne O’Leary exploite avec virtuosité et ingéniosité la surimpression d’images. Son dernier « ciné-psyché-poème » : Chromo Sud (1968) reste dans cette lignée formelle, avec un ton plus sombre peut-être. L’odeur de souffre qui s’en dégage vers la fin lors des séquences d’émeutes étudiantes y est peut être pour quelque chose… Filmant avec une Beaulieu 16mm à manivelle, Étienne O’Leary montait ses films directement à la prise de vues utilisant des caches, effectuant des retours en arrières. De ce réel – principalement urbain – qu’il capture et triture légèrement, se dégage une attention particulière portée aux signes et images publicitaires ou pop y proliférant. Les visages et les corps (souvent nus) de la tribu l’entourant complètent le sujet de ces films non-narratifs.
Aussi, lorsque à son tour Clémenti se procure en 1967 sa première caméra, il s’inscrit volontairement dans les pas d’O’Leary. Lui aussi désire abolir les frontières entre l’art et la vie ; faisant de sa vie la matière même de son cinéma. Pour ces jeunes créateurs d’un genre nouveau, la révolution (existentielle et esthétique) était en marche. Aucun diktat, aucun tabou, aucune emprise commerciale, ne devaient les arrêter dans leur quête d’absolue liberté et de création libre. De cette première expérience en tant que cinéaste, naitrons les films Livret de famille (1967) et Art de vie = carte de vœux (1969) plus tard fusionnés dans un seul et même film : Visa de censure n°X (1976). A propos de ce film, Pierre Clémenti en parle comme d’« une rencontre de l’image et des pulsions psychédéliques colorée de cette époque acidulée ». Concrètement, c’est un concentré hallucinant de la vie et de l’imaginaire de la jeunesse « seventies », un véritable maelström visuel et sensoriel composé de filtres colorés, de Super 8 et de 16 mm, d’images surimprimées et incrustées de néons clignotants, signes graphiques et typographiques (« Liberté Loves You », « Imagination permanente », « La main peut assembler », etc.) mêlant album vidéo de famille, fable des origines, saynètes tragico-orgiaques, extraits de concerts (Jimmy Hendrix, James Brown), images d’archives télé… Entre les premières prises et la mouture finale de Visa de censure n°X, les événements de mai 1968 ont éclaté. Comme beaucoup, Pierre Clémenti en a gardé des traces, intérieures et filmiques. Son film s’appelle tout simplement La Révolution, avec pour sous-titre : « Ce n’est que le début, continuons le combat. » L’Histoire a prouvé le contraire…
Près de quinze ans plus tard, Pierre Clémenti baptisa Soleil son dernier court métrage ; son préféré, disait-il, « peut-être le plus abouti ». De cet ultime opus, recyclant pour une grande part les images de Visa…, se dégage une certaine mélancolie. Non seulement le commentaire off de ce Clémenti adulte s’entend comme la « plainte muette » d’un homme brisé par l’injustice (son incarcération, doublée de traitements musclés, en Italie dans les années 1970 pour détention de stupéfiants et sans doute, convictions politiques fâcheuses) l’ont profondément marqué, mais comme l’expression d’« un violent désir de poésie » devenu quasi anachronique en cette fin des années 1980. A un moment, ses mains osseuses tentent de capturer le soleil, comme un désir de rémanence des images de mer mêlée de soleil ouvrant son premier film ; cette éternité (rimbaldienne) perdue. La facture vieillie des séquences tournées en quatre-vingt et des poussières rendent encore plus vibrants les instantanés de leur jeunesse rieuse et euphorique. Ce rire n’était peut-être après tout qu’une expression de sauvegarde, un garde-fou contre l’angoisse de leur devenir ; une « peur au ventre » qu’hier encore Philippe Garrel faisait vibrer à l’écran dans Les Amants réguliers (2005).
D’ailleurs, Pierre Clémenti tourna une nouvelle fois encore avec ce dernier en 1970 dans Le Berceau de cristal, avant de collaborer aux œuvres d’autres cinéastes iconoclastes comme Miklós Jancsó (La Pacifista, 1970, avec Monica Vitti), Alain Fleischer (Zoo zéro, 1977) ou Jacques Rivette (Le Pont du Nord ; Paris s’en va, 1980). En parallèle, d’autres films personnels naitront : New Old (1979), Check point Charlie (1980) et À l’ombre de la canaille bleue (1985), et enfin, Soleil, court métrage hybride mélangeant intime et fiction politique.
Contrairement à la rétrospective intégrale que la Cinémathèque Française avait consacré à Pierre Clémenti de son vivant, l’hommage que lui rend actuellement le Centre Pompidou est davantage un parcours choisi, un va-et-vient entre certaines œuvres clefs de l’homme-acteur et les créations plus confidentielles de l’homme-cinéaste. Si la carrière de Pierre Clémenti convoque un pan impressionnant du cinéma européen des années 1960 – 70, c’est également à travers elle une lucarne qui s’entr’ouvre sur ce qu’a pu être un certain cinéma underground français, aujourd’hui souvent oublié, voire disparu de la circulation en même temps que ses auteurs…