Mais quelle bonne blague, la Seconde Guerre mondiale ! En l’espace de deux ans, au cours de la période la plus troublée de l’histoire du XXe siècle, deux cinéastes archi-reconnus se sont essayés à la fameuse formule du « on peut rire de tout… même d’Adolf Hitler ». En 1940, Chaplin signe son grandiose Dictateur, mélange prodigieux d’humour burlesque et d’émouvante satire. Deux ans plus tard, l’émigré allemand Ernst Lubitsch (qui quitta sa patrie pour la Terre promise des États-Unis bien avant de devoir se frotter aux nazis) se fendit lui aussi de sa comédie anti-totalitarisme, venue à point nommé alors que sieur Adolf voyait le vent tourner. To Be or Not To Be est aujourd’hui l’un des films les plus célébrés de Lubitsch, comme si une comédie ne pouvait être teintée de gloire qu’accompagnée d’accents sérieux. On retient moins pourtant les élans patriotiques plus réussis ailleurs que le jeu subtil sur la création théâtrale et les apparences trompeuses liées aux quiproquos. To be or not to be funny ? That is not the question.
Mais que fait donc Adolf Hitler, dans les rues de Varsovie par ce mois d’août 1939, seul, contemplant la vitrine d’une charcuterie, lui qui ne mange pas de viande ? S’agit-il d’une entorse à son régime, puisque « parfois, il avale des pays entiers » ? Et que peut-il répondre à ses fidèles officiers qui lui hurlent « Heil Hitler ! », mis à part « Heil moi-même ! » ? Peut-être a-t-il entendu la bonne blague qui court dans la capitale polonaise à son propos (après sa mort, on donnera son nom à un fromage) ou peut-être est-il attiré par la beauté de la célèbre actrice Maria Tura, qui lui répliquerait sans doute que si le nazisme veut le bonheur, « ceux qui refusent le bonheur n’ont apparemment pas leur place dans le monde du nazisme ».
Et si, tout simplement, ce Hitler-là n’était qu’un acteur de seconde zone, qui rêve de grands rôles et de grands dialogues, et à qui on n’a donné à jouer que ce pantin stupide qui lève à peine le coude pour saluer et dont les expressions de visage se résument à une (le mécontentement, la colère, la haine, qui sait) ? Chez Lubitsch, personne n’est véritablement qui il prétend être. Maria Tura joue l’épouse comblée et amoureuse, mais elle voudrait bien voir son nom plus haut sur l’affiche que celui de son mari Joseph et s’ingénie donc à saboter le fameux monologue d’Hamlet en invitant un séduisant officier à la rejoindre dans sa loge dès que l’acteur en prononce les premiers mots. Joseph, quant à lui, se considère comme le meilleur acteur du monde, mais a constamment besoin d’être rassuré (en vain), qu’il soit face à un public d’admirateurs ou devant la Gestapo. De même, To Be or Not To Be n’est certainement pas le film que l’on croit : rire d’Hitler, pourquoi pas, mais de très loin et dans l’absurde, sans oublier qu’il y a des préoccupations plus importantes dans la vie, comme le théâtre, Shakespeare, l’amour et les maris cocus.
Dans l’immédiate hérédité de Ninotchka – où l’on voit que le communisme n’avait pas non plus les faveurs de Lubitsch, sans doute parce qu’on ne riait pas beaucoup plus en URSS qu’en Allemagne nazie –, le cinéaste caricature gaiement pour mieux désamorcer la bombe. Quand Maria Tura déclare vouloir porter une robe de satin alors qu’elle joue la prisonnière d’un camp de concentration (car la robe la met en valeur), ou quand Joseph Tura, interprétant un officier de la Gestapo, déclare, rigolard, « nous concentrons et les Polonais campent », le rire est franc, sincère. Lubitsch se moque, mais ne scandalise pas. Il met au contraire le doigt sur une facette du nazisme que la monstruosité de l’idéologie avait dissimulé à nos yeux : son ridicule. Les nazis ne sont que de profonds imbéciles qu’on berne d’un battement de cil ou d’un jeu de rôles pourtant pitoyables. Ce sont également de mauvais acteurs qui ne méritent donc que notre mépris, tel cet espion allemand qui meurt assassiné d’une balle sur la scène de théâtre, et tombe mélodramatiquement sur le sol : ayant raté sa vie, il ne peut que rater sa mort.
Le film est réalisé en 1942, les États-Unis viennent d’entrer en guerre et le Tout Hollywood est mobilisé autour du V de la Victoire. Lubitsch n’échappe pas au mouvement général, et les moments les plus faibles de To Be or Not To Be témoignent de ce passage obligé (évité dans le plus réussi Ninotchka) : images de Varsovie détruite par les bombardements, bref hommage à l’Angleterre digne du film de guerre… Seul le magnifique monologue tiré du Marchand de Venise de Shakespeare, et dramatiquement récité devant une foule de nazis par un comédien qui ne rêvait que de cela (et dont le sort n’est pas révélé, quoiqu’on l’imagine tragique), a de véritables accents lubitschiens. On notera cependant que la référence aux Juifs a été bizarrement retirée dans le film, qui évoque la résistance mais pas le problème juif : « Hath not a Jew eyes ? Hath not a Jew hands, organs, dimensions, senses, affections, passions ? Fed with the same food, hurt with the same weapons, subject to the same diseases, healed by the same means, warmed and cooled by the same winter and summer, as a Christian is ? If you prick us, do we not bleed ? If you tickle us, do we not laugh ? If you poison us, do we not die ? »
Au fond, To Be or Not To Be n’est pas un film idéologique ; comme dans le Dictateur, le message est universel, mais à la différence du Dictateur, il aurait très bien pu avoir comme décor n’importe quelle autre guerre stupide. Lubitsch s’intéresse d’abord au vaudeville et au comique de situation comme de langage qui ont fait sa renommée. Le monde est une vaste scène de théâtre ; le héros comme l’héroïne n’ont rien de courageux ou d’exemplaire ; mais Carole Lombard (tragiquement décédée après le tournage) joue la fausse idiote avec une conviction prodigieuse, et Jack Benny répète sans jamais lasser plusieurs fois la même réplique en l’accompagnant d’un rire grotesque (« They call me Concentration Camp Ehrhardt »). Voilà bien pour satisfaire Lubitsch, qui soigne alors son don de l’ellipse narrative (et ménage ainsi un suspense dont il travaille le ressort comique), du quiproquo et du déguisement. En l’espace d’une heure trente, il fait ainsi jouer à son comédien principal un officier allemand, puis Hamlet, puis lui-même, puis le commandant de la Gestapo, puis un professeur espion (confronté au cadavre de l’homme dont il a pris l’identité), puis de nouveau un officier allemand et Hamlet. La boucle est bouclée, et Shakespeare (qui pourtant « ne supportait pas de voir “Hamlet” deux fois de suite ») emporte une victoire bien méritée sur Hitler, le vrai, le faux, et tous les autres.