Pourquoi Shirin (2)? En raison d’un épisode précédent au sein de la rédaction de Critikat : dans son article, Mathieu Macheret a posé avec pertinence certaines limites de Shirin, le dernier film d’Abbas Kiarostami cadenassé dans un dispositif rigoureux. L’idée n’est pas ici de répondre point par point, plutôt de mettre en avant quelques éléments plus favorables à cet objet étrange loin d’être dénué de valeur.
Habitué aux sommets cinématographiques, Abbas Kiarostami accouche ici d’une moyenne montagne. On peut toutefois noter la cohérence avec laquelle Shirin s’inscrit dans la filmographie de l’Iranien, notamment le questionnement de la grammaire cinématographique par l’élaboration de dispositifs aussi radicaux que simples, par exemple autour de l’idée du champ/contrechamp dans Ten. C’est d’ailleurs aussi le cas ici, avec un film dont le contrechamp qui nous parvient n’est que sonore, jamais visuel. Ces femmes assistent à un film invisible pour le spectateur. Kiarostami est coutumier de ces formes de dispositifs « dédramatiques », pouvant aller jusqu’à l’ambition assumée d’ennuyer le spectateur, c’est notamment ce qu’il confiait à propos de Le vent nous emportera (1999). Cette logique d’épuisement des outils du cinéma s’accompagne aussi, avec la malice qui le caractérise, d’une capacité à le faire ressurgir de manière inattendue ; pour prendre une expression imagée, ce serait par la fenêtre d’à côté ou une porte dérobée. Le cinéaste ne réclame pas l’adhésion, la force encore moins. Il accorde au spectateur la possibilité de voir et de faire surgir une vérité non établie. Avec cette confiance accordée à ses propres images et en celui qui les voit, peu de réalisateurs peuvent rivaliser avec Kiarostami sur ce point.
Shirin repose sur peu de chose, et c’est un objet qui fonctionne, ou pas. C’est un film qui n’a pas véritablement de valeur intrinsèque en dehors de son concept. L’alchimie écran-spectateur a rarement autant reposé sur l’aléatoire et la fragilité. Gageons que sa réception pourrait être bien différente selon que l’on aille s’y frotter tels ou tels jour ou heure. C’est le propre de tout film, mais de celui-ci plus que d’autres. Shirin est basé sur l’impression, sur ce que l’on est en mesure de voir dans cette multitude de visages et de se projeter vers ce qui s’imprime sur et dans ces réceptacles d’images invisibles. La comparaison avec Ten s’impose d’autant plus dans la mesure où l’espace fictionnel très réduit (l’habitacle de l’automobile) était plongé dans le réel (à quelques très rares exceptions, le reste de ce qui était perçu au-delà de l’intérieur de la voiture). Ceci produisait une immense tension, un vertige : tout dans le réel pouvait surgir dans la fiction, à tout moment. Dans Shirin, l’espace filmique est aussi des plus réduits : une salle de cinéma, par définition à l’écart des turbulences du réel, un endroit où d’ailleurs on se coupe de lui par un acte volontaire. C’est aussi un lieu où l’on est captif : corps rendu à l’immobilité, regard aimanté par la projection sur l’écran. À part le film et sa réception (l’expression des visages), rien ne peut advenir. Il ne s’y passe pas rien pour autant.
Dans un film où des images s’impriment sur des visages − les peaux reflètent les variations lumineuses de l’écran (tout ce qu’il y a de plus artificielles) −, on pense aux enseignements du cinéaste et théoricien soviétique Lev Koulechov. Dans une expérience, il mit un visage inexpressif en relation avec trois plans dissemblables : un bol de soupe, un cadavre, une femme nue. On prêta un talent d’acteur et trois différentes expressions (la faim, la tristesse, le désir) à ce même faciès. Dans Shirin, on en est là, sans y être tout à fait, puisque les visages ne sont pas raccordés à une image mais à une bande sonore. Et il y a raccord, sans surprise, entre les expressions (émotions, peurs, amusements, pleurs) et ce que l’on perçoit au niveau sonore. Avec ce conte vu hors champ par les spectatrice, Shirin peut s’apparenter à un songe pour le spectateur − c’est-à-dire voir autre chose que ce qu’elles voient −, il peut déambuler, imaginer parmi les reliefs de ces visages des paysages tragiques et beaux, sereins ou bien tourmentés.
Ce qui rend passionnant Shirin est le déplacement de « l’effet Koulechov » vers ce que l’on pourrait considérer comme un imaginaire social, autant celui du spectateur que des comédiennes, c’est-à-dire le dehors de cette salle de cinéma : le réel, une grande affaire kiarostamienne. Avec les formes du corps soumises à des vêtements amples, le visage féminin voilé est le seul outil avec lequel on dialogue dans l’espace public, souvent au nez et à la barbe des autorités, au moyen d’une extrême codification des attributs du faciès : maquillage, épilation, quantité de cheveux apparente, chirurgie esthétique (on aperçoit au second plan une femme portant encore des bandages post-opératoires). Face à la tragédie d’un amour contrarié, celle du film, Kiarostami déjoue les codes sociaux (des hommes, toujours en second plan, sont présents) pour rendre à ces héroïnes ce dont elles sont privées : l’expression d’une émotion et d’une sensualité troublantes. Et que ceci prenne place dans une salle de cinéma est un bel hommage à cette chambre obscure des désirs. Le démiurge Iranien poursuit son chemin à la poursuite de la puissance du 7e art, on attend la prochaine étape avec impatience.