Gagner une Palme d’Or n’est pas toujours une sinécure. Le triomphe d’Entre les murs en 2008 a quelque peu faussé la perception que l’on pouvait se faire du cinéma de Laurent Cantet, étiqueté dès lors « cinéaste social » (cinéaste tout court est déjà amplement suffisant et nettement moins réducteur) et affublé d’un costume qui ne sied pas forcément à ce réalisateur qui se soucie peut-être moins du « message » que ses films véhiculent que de la façon dont ceux-ci représentent le langage et la communication (ou leur absence) entre plusieurs individus. En ce sens, L’Atelier s’inscrit effectivement en cohérence avec Entre les murs, mais de façon beaucoup plus romanesque.
Joutes rejouées
Le film commence d’ailleurs comme une sorte de bis repetita des joutes verbales en salle de classe qui faisaient le sel d’Entre les murs, et ça n’est pas à son avantage. Durant un été à La Ciotat, Olivia (Marina Foïs), écrivaine parisienne, anime un atelier d’écriture avec un groupe d’adolescents. L’objectif : les amener à travailler sur un projet de roman collectif qui puiserait dans leur environnement immédiat, leur ville, leur quotidien, leur histoire individuelle et commune. Le scénario, co-signé comme d’habitude par Cantet et Robin Campillo, est bien trop écrit, et la direction d’acteurs beaucoup trop travaillée par un souci de naturalisme, pour que l’ensemble ne donne pas le sentiment de vouloir à tout prix « faire vrai ». À l’inverse, tout sonne faux, un comble quand l’ensemble des scènes reposent sur la spontanéité, la fluidité des échanges, la poésie d’un vocabulaire local et d’un accent que le cinéaste veille à ne jamais rendre pittoresque, piège inéluctable tendu à tous ceux qui posent leur caméra un peu trop près de la Méditerranée. Marina Foïs, assez peu à l’aise, joue les animatrices avec peine, tentant tant bien que mal d’apporter un peu de ciment à ce fragile édifice qui repose d’emblée, de façon par trop forcée, sur des sujets attendus (racisme, communautarisme, lutte des classes, cette bonne vieille guéguerre Paris-province…).
Les corps, les écrans et le langage
Avant ce mauvais démarrage, un plan d’ouverture assez inattendu (une immersion dans un jeu vidéo où un soldat avance à flanc de montagne, d’une beauté irréelle) met pourtant sur une voie que le reste du film exploite subtilement. Au-delà du verbe et de la phrase, qui occupent la vie d’Olivia et les jeunes de l’atelier lorsqu’ils se réunissent, il y a les écrans, qui obstruent littéralement toute possibilité d’échange, ou du moins font dévier la communication et occupent tout l’espace, privé ou public. Cantet n’appose aucun discours moraliste à cette représentation ; les écrans sont là, qu’ils servent à jouer, à se mettre en scène, à se construire une identité, à s’informer ou se désinformer. Les jeux vidéo, les téléphones, les ordinateurs sont autant des remparts qui empêchent les jeunes de communiquer entre eux ou pire, les encouragent à se dresser les uns contre les autres, que des manières de fouiller un passé (les images d’archives sur les chantiers de La Ciotat) ou un présent (le jeune Antoine et ses amis dans leurs pérégrinations nocturnes), voire de figer un instant à l’infini dans une quête de pureté et de beauté aussi émouvante qu’elle n’est pas construite comme une démarche artistique (Antoine qui se filme en train de plonger dans les criques). Cantet dès lors représente l’atelier comme une utopie sociale et créatrice fondée sur la communication verbale et écrite, qui se viderait de sa substance dès lors que chacun est rentré chez soi et peut assouvir des fantasmes plus ou moins avouables : le jeune Antoine, de plus en plus fasciné par l’écrivaine, va chercher sur son ordinateur des extraits d’émissions télévisées auxquelles elle a participé, et Olivia de son côté va fouiller dans l’intimité du jeune garçon en épluchant son compte Facebook et celui de ses proches.
L’Atelier devient ainsi réellement passionnant, délaissant progressivement ses faux airs de remake d’Entre les murs sous le soleil, pour se resserrer sur la relation de plus en plus trouble et ambiguë entre Olivia et Antoine. Sa beauté d’ange contraste en permanence avec ses propos provocateurs sur la violence et l’Islam ; son goût pour les armes et les discours radicaux est contredit par sa désarmante lucidité sur son environnement et son réel talent pour l’écriture. Laurent Cantet filme au plus près des corps et des visages, et la fluidité de sa caméra lors des scènes d’atelier devient presque érotique dès qu’elle s’approche de Marina Foïs et de Matthieu Lucci, qui interprète Antoine. Plus malins et surtout plus fins que ce que de tels parti-pris peuvent laisser redouter, Campillo et Cantet n’emmènent jamais leur scénario en territoire convenu. Ils préfèrent plutôt explorer avec subtilité les méandres de l’étrange relation qui se noue entre l’écrivaine piquée au vif et intriguée par cet ado sulfureux, qu’elle souhaite aider autant qu’exploiter, et ce jeune homme fasciné par le monde que cette femme lui donne à voir, et le miroir qu’elle lui tend. Toute cette tension culmine en un final d’une beauté somptueuse, aussi éblouissant visuellement que d’une bouleversante pudeur dans son tout dernier acte. Après les derniers mots posés sur le papier et expulsés en un seul souffle, ne reste le silence, comme une pause, avant que la vie ne reprenne son cours.