Ça y est, elle est là, en salles : la Palme d’or 2008, le premier film français à recevoir cette haute distinction en vingt-et-un ans. Déjà un « phénomène de société », comme aiment dire les médias, avant même sa sortie, sans que le public n’ait encore eu la possibilité de juger sur pièce. Pourtant, le seul fait d’avoir reçu la récompense suprême cannoise ne suffit pas à expliquer la rumeur qui entoure ce film sélectionné à la dernière minute et projeté en toute fin de compétition, comme si de rien n’était. Sa qualité même rentre moins en ligne de compte, finalement, que l’extraordinaire sentiment de curiosité qui saisit le citoyen lambda dès qu’il s’agit de rentrer dans les coulisses d’un lieu que nous avons pourtant tous connu : une salle de classe.
Entre les murs n’est pas un documentaire, mais le quatrième long-métrage de Laurent Cantet, à qui l’on doit déjà les très beaux Ressources humaines et L’Emploi du temps ainsi que Vers le sud, au budget plus conséquent pour un résultat hélas moins convaincant. Ceux qui ont vu et aiment ses films connaissent le goût du réalisateur pour un cinéma réaliste et politique, dont l’apparente sobriété souligne un engagement que l’on sent viscéral : L’Emploi du temps, librement inspiré de l’affaire Romand, en est peut-être le plus bel exemple, évitant tout sensationnalisme pour centrer son regard sur la souffrance d’un père de famille broyé par un déterminisme social contre lequel il ne peut pas lutter. La question traverse tous ses films, mais aucun ne l’aborde aussi frontalement qu’Entre les murs.
Certes, le sujet s’y prête tout particulièrement mais le film évite en partie toutes conclusions hâtives sur le fatalisme induit par l’environnement social ou familial, en gardant soigneusement l’entourage des jeunes protagonistes (et des professeurs) hors champ : comme son titre l’indique, Entre les murs se déroule entièrement dans l’enceinte d’un collège du XIXe arrondissement, et plus particulièrement dans la salle de classe d’un professeur de français. De la rentrée à la fin de l’année scolaire, Cantet filme les cours, les échanges, les conflits, les petits et les grands drames entre une classe de 4e et ce prof merveilleusement humain : cultivé et passionné, patient et volontaire, courageux et juste, mais aussi arrogant, irritable, partial et lâche. François Bégaudeau, ancien prof devenu écrivain (il est l’auteur du livre qui a inspiré le film, dont il a aussi co-signé le scénario), incarne son propre rôle avec talent et une absence de vanité admirable – n’en déplaise aux esprits chagrins irrités par sa surmédiatisation liée à son statut de chroniqueur dans de nombreux talk-shows télévisés à la mode.
Au centre du film, cependant, les jeunes comédiens amateurs qui jouent des versions plus ou moins éloignées d’eux-mêmes sont, pour le spectateur, une source intarissable d’émerveillement. En grande partie parce que Cantet est un grand directeur d’acteur, et qu’il sait magnifier ces corps maladroits et ce langage faussement limité, en réalité extraordinairement créatif, qui leur permet de se construire. Car, à l’instar d’Abdellatif Kechiche avec L’Esquive, Laurent Cantet capture le phénoménal processus d’apprentissage de la langue française, la construction d’un débat, d’une argumentation, d’un échange. Les mots abondent, s’entrechoquent, se font écho, révèlent les personnalités et, lorsqu’ils sont mal employés, font exploser les conflits : merveilleuse idée que de faire commettre au professeur de français lui-même une grave erreur de langage. L’agression verbale, mise dans la bouche du représentant du savoir, de l’autorité et de l’ordre, claque aussi brutalement que les coups que se portent certains élèves – et l’émotion que suscite l’insulte au sein de la classe révèle que le message est passé : maîtriser le langage, c’est aussi en connaître la portée dévastatrice, et par là-même ses limites.
Laurent Cantet est un peu moins habile lorsqu’il filme quelques échanges un peu trop lourds de sens dans la salle des profs : les comédiens professionnels qui les incarnent détonnent un peu dans un film limpide comme l’eau de source. On sent bien que le réalisateur profite de ces passages plus maîtrisés pour faire passer un discours – certes intéressant – sur l’extrême difficulté d’enseigner aujourd’hui, sur la résignation et les doutes qui peuvent assaillir le corps enseignant jour après jour. Mais ces scènes sont trop rares pour mettre en péril la richesse de l’ensemble : il faut voir aussi Entre les murs comme un miracle de construction narrative, qui transforme un sujet relativement banal en véritable trésor cinématographique où humour, suspense et émotion tiennent en haleine sans relâche pendant plus de deux heures. Cerise sur le gâteau, il offre une scène finale grandiose, aussi drôle et émouvante qu’inattendue, qui oppose à une série d’échecs (un élève renvoyé, une autre ayant le sentiment de n’avoir rien appris) le triomphe individuel d’un personnage flamboyant, qui quitte la classe pour entrer dans la vie avec la certitude d’avoir le monde devant lui. Une telle démonstration d’humanisme méritait bien une Palme.