Avec un titre aussi ronflant – serti dans une affiche en crucifix, au firmament du mauvais goût – Aux mains des hommes sentait l’arnaque à des kilomètres à la ronde. Et pourtant, difficile d’imaginer pareil supplice, même de la part d’un cinéma allemand aux abonnés absents depuis des décennies (témoin Ping-Pong de Matthias Luthardt, qui barbote seul dans son écume de vaguelette depuis 2006). Indiscutable spécialité teutonne, la fiction TV semble s’être taillé la part du lion, au détriment du grand écran, raboté sous le poids du succès cathodique – avec Derrick en précurseur et Max Zander dit Le Clown en digne successeur. Si bien que même le cinéma à prétention auteuriste en vient à lorgner sur le téléfilm, recyclant les même recettes (malgré des budgets deux à trois fois supérieurs) : un thème fort et démarqué, des personnages brossés à la truelle, un cadrage chaloupé, un découpage nonchalant et un sujet raclé dans les latrines de l’info – entre la statistique et le fait divers. C’est ainsi que dans la grande tradition des récits victimaires, particulièrement en vogue chez nos voisins nordiques, germains et autrichiens (mentionnons à titre indicatif, La Chasse de Vinterberg, Funny Games U.S. et Amour de Haneke, ou encore Nymphomaniac, pour ne citer que les plus récents), Aux mains des hommes additionne les tares et patauge dans les poncifs d’un cinéma doloriste où l’effet règne en maître, laborieusement obtenu dans une escalade de violence tapageuse. De la mandale flanquée par jalousie à la torture collective, en passant par la maltraitance intestinale (on pense à la séquence du poulet avarié, insoutenable et complaisante), la réalisatrice expose son petit traité de martyrologie discount en trois chapitres sobrement intitulés « Amour », « Espoir » et « Élévation » – pour mieux faire « triptyque », comme un caprice de sale môme. Absorber la gueule ouverte un déluge de cruauté vétérinaire, sans point de vue ni style : beau programme pour ce premier film indie-gent (-geste), coincé dans un étau de platitude et de prétention pontifiante.
Hamburger
C’est l’histoire d’un jeune punk itinérant, membre d’une petite communauté nommée les « Jesus freaks », hébergé par une famille recomposée venue passer ses vacances d’été dans un jardin ouvrier en bordure de Hambourg. Très vite, l’hospitalité des premiers jours laisse place à la méfiance, jusqu’au moment où, seul contre toute la petite famille de prolos, Tore subit une batterie de tortures à l’issue charcutière. Comme par hasard, le sujet s’inspire d’un fait réel, information que le film ne manque pas de brandir en toute fin, comme un claquement de porte ponctuant cette montée factuelle de violence gratuite servie sur un plateau, sans dressage ni accompagnement. Et c’est bien là le problème. Non contente d’exhiber des scènes de tortures à la limite du supportable, Katrin Gebbe y trouve un plaisir comparable à celui des bourreaux. En cherchant à se dédouaner sous une laideur naturaliste en forme de profession de foi anti-stylistique, la réalisatrice avance masquée, peinant à camisoler sa jubilation secrète. Témoin l’ouverture, qui cède d’emblée à la tentation d’un incipit en roulement de tambour. À grand renfort de ralentis, de contreplongées nasales et de flares mystiques, le baptême inaugural du jeune Tore vire à la démonstration de force. En grande pompe, Gebbe tartine ses effets tapineurs dans une pantomime de mise en scène caricaturale et périmée, zieutant vraisemblablement sur le Winding Refn de Valhalla Rising, sans pour autant se hisser au niveau de son modeste modèle. En réalité, Aux mains des hommes est un film de petite vertu, car la méchanceté monstrueuse de Benno, le père de famille, a bel et bien existé, et la cinéaste en est l’inconsciente émissaire. Il ne suffit pas d’arriver avec ses gros sabots pour dissiper toute suspicion. Et le changement de braquet esthétique, passé l’incipit tonitruant, reflète l’esbroufe cache-misère d’un naturalisme de convenance, en option – comme le bourreau choisi méthodiquement l’instrument le plus adéquat. Trop souvent, dans les films factuels, le fait divers édifiant cristallise une faillite de la mise en scène. À ce titre, l’emphase du début annonçait la supercherie, et les sévices corporels subis par le personnage de Tore n’invitent jamais le spectateur à en interroger les facteurs, les causes ou un hors-champ. De toute façon, « l’âme humaine est corrompue », semble nous postillonner Gebbe d’un air cérémonieux (comme une phrase trouvée par terre). Rien de plus qu’une misanthropie passe-partout, dans le sillon pathogène de Haneke. La singularité et le cynisme en moins.
Heureux les simples d’esprits…
Dans la « trilogie de la glaciation » (Funny Games, La Pianiste, Caché), mais aussi dans Le Ruban blanc et Amour, la violence jaillit de la bourgeoisie, sous le vernis des convenances et de la politesse effrayante des classes raffinées. L’univers bourgeois accueille le mal en privilégié, en caisse de résonance des pulsions de mort. L’intrus en est le détonateur, remplissant sa fonction d’élément étranger introduit dans la cellule étanche et utérine de la famille. Dans Aux mains des hommes, au contraire, l’intrus n’apporte pas la mort et la violence, c’est l’hôte qui l’exerce contre lui. Et l’hôte n’est pas bourgeois, comme chez Haneke, mais prolo. Et plus qu’un prolo, c’est une version beauf d’ouvrier, gratiné de tous les vices et pulsions primaires. La cruauté ne croupit pas sous l’enduit de la sophistication, avec la déflagration imprévisible d’une valse des masques et des monstres, elle repose dans le marc de l’espèce humaine, comme une disposition laissée en jachère. Les riches sont absents et les pauvres barbotent dans leur morale crasse hachurée d’élans sadiques incontrôlables. Autrement dit, l’exposé consiste à cultiver une recette – le film doloriste, factuel et réaliste – dans un jardin ouvrier. Loin d’être anodin, le détail revient à dire que le mal bourgeonne par nature dans les couches les plus basses. Un peu gros, pour un navet aveugle à son propre sadisme. Gare aux calculs d’épicier, quand l’accumulation de violence ne dissimule même plus les ambitions tautologiques. On en vient à penser aux méthodes punitives pour redresser les consciences malades, dans une version ludique, pour faire mumuse. En somme, beaucoup trop de graisse pour une énième méditation sur le mal qui fantasmait l’état de grâce. Et que ce genre de cinéma de boucher parvienne à s’octroyer une place sur l’étal de la Quinzaine frise l’accident festivalier.