Après la trilogie Pusher et le passionnant (mais problématique) Bronson, Nicolas Winding Refn récidive avec un nouveau film marquant, qui ne ressemble à aucun autre. Même s’il prête le flanc à de nombreuses critiques (trop lent, un peu trop poseur, et surtout beaucoup trop violent), il est difficile de ne pas reconnaître à ce Guerrier silencieux une ambition, une originalité et des qualités de mise en scène résolument hors normes.
Quelque part dans une Europe du Nord pré-médiévale, un guerrier borgne et muet est retenu prisonnier par une tribu païenne, où il est traité à la fois comme un trésor et comme une bête sauvage. Pour le compte du chef de clan, il participe à des combats à mort, qu’il remporte toujours. Il parvient un jour à s’évader et, accompagné d’un jeune garçon, il rejoint un groupe de Vikings christianisés en route vers la Terre Sainte. Leur périple les amènera jusqu’à une terre vierge, mystérieuse, dangereuse.
Le Guerrier silencieux est divisé en six « tableaux » annoncés par des intertitres. Le tout premier laisse craindre le pire : au milieu d’un cercle de spectateurs impavides, un homme enchaîné triomphe d’une série de combats à mains nues, aussi brefs que violents. Il étouffe ses adversaires dans la boue, les étrangle, fait éclater leurs crânes, dans une surenchère gore qui donne vite la nausée. Si le film perd ses allures de snuff movie une fois « One-Eye » (« le Borgne » en V.F.) débarrassé de ses chaînes et livré à lui-même, le film reste ponctué de scènes très dures, parfois à la limite de l’insoutenable. La complaisance de Nicolas Winding Refn envers la violence a déjà été soulignée pour ses films précédents ; elle devient ici difficilement excusable, quand bien même le réalisateur tenterait-il de se dédouaner, dans sa note d’intention, en assénant que « l’art est un acte de violence ». C’est un peu court.
Ce choix de l’hyperréalisme des chairs martyrisées est d’autant plus regrettable que sous ces sanglantes scories se cache une œuvre singulière, dont la radicalité narrative et formelle intrigue – à défaut de toujours convaincre. Alors qu’on pensait assister à un déluge baroque à mi-chemin entre Conan le Barbare et Apocalypto, ou à un film d’aventures à la 13ème Guerrier, Winding Refn épure au maximum le contexte, la psychologie, le scénario et les dialogues (pas un seul mot n’est prononcé pendant le premier quart d’heure du film). Le Guerrier silencieux est ainsi un film d’action lent, à la barbarie contemplative. Son « héros » est un être mutique, sans nom, sans passé et inexpressif, même si le charisme de l’acteur Mads Mikkelsen parvient à lui donner une certaine épaisseur. Les visions prophétiques qui assaillent régulièrement ce guerrier silencieux, l’opacité de ses motivations et sa minéralité contribuent à rendre le film très mystérieux et le situent résolument à contre-courant de ces nombreuses œuvres trop balisées où toutes les clefs de lecture sont d’emblée livrées au spectateur. Derrière l’apparente sécheresse du récit, les pistes d’interprétation sont d’ailleurs nombreuses : par exemple, One-Eye ne serait-il pas Odin, le dieu (borgne) de la guerre, de la mort mais également de la connaissance, qui moissonne les âmes des guerriers tombés au combat pour les mener au paradis – ce Valhalla qu’on retrouve dans le titre original ?
Quel que soit le message que l’on veut bien prêter au film, le moins que l’on puisse dire est qu’il n’est pas humaniste : païen ou croisé, l’homme est ici pire qu’un loup pour l’homme. Quant aux femmes, elles sont absentes ; à peine les entr’aperçoit-on, nues et enchaînées, au détour d’un unique plan. Si l’on met de côté le rapport quasi filial entre One-Eye et l’enfant qui l’accompagne et lui sert d’interprète (de prophète ?), il n’y a pas d’amis, pas de confiance ni d’amour dans ce monde-là, mais une haine et une peur d’autant plus inextinguibles que l’on doit non seulement se méfier de son prochain, mais également survivre à un environnement hostile. Dans Le Guerrier silencieux, tourné en Écosse, il n’y a pas une seule scène en intérieur : les personnages sont en permanence inscrits au cœur d’une nature à l’indifférence écrasante. Le talent du réalisateur pour filmer ces paysages majestueux est indéniable, et la Terra Incognita (l’Amérique du Nord ? l’Enfer ?) où échoue le frêle drakkar est montrée comme si jamais aucun être humain n’y avait jamais posé le pied d’une caméra. On songe au caractère élégiaque des films de Terrence Malick, et notamment au Nouveau Monde ; ce n’est pas rien.
Parmi les autres références évidentes, il y a également Werner Herzog et son Aguirre, la colère de Dieu, auquel fait immanquablement penser ce groupe de proto-conquistadors rongés par la folie et l’ambition et dérivant lentement vers la mort. On songe également à Kubrick, que Winding Refn admire visiblement (Bronson, déjà, lorgnait ouvertement sur Orange mécanique). Sa mise en scène puise à la même source que celle de ces géniaux cinéastes misanthropes : elle témoigne d’une volonté de puissance écrasante, d’une solennité en équilibre permanent entre le sublime et le grandiloquent. Le minimalisme affiché du Guerrier silencieux est ainsi obtenu à l’aide d’effets paradoxalement lourds et emphatiques (mais assumés comme tels) : filtres colorés et musique discordante, atonale et anachronique, dont les basses puissantes jouent habilement avec les nerfs du spectateur.
S’il est difficile d’adhérer complètement à cette œuvre étrange, il est également difficile de la rejeter en bloc. Certes, Le Guerrier silencieux est plus bancal et moins immédiatement séduisant que Bronson, qui trouvait son équilibre (précaire) grâce à l’adéquation entre la démesure du personnage, la gouaille de l’acteur Tom Hardy et l’hyperstylisation de la mise en scène. Mais pour un film d’action – genre dont relève, in fine, Le Guerrier silencieux –, ces choix audacieux (histoire ténue et énigmatique, esthétique outrancièrement formaliste), s’ils relèvent sans doute du suicide commercial, trahissent surtout une confiance envers les moyens du septième art qui force le respect. Le cinéma de Nicolas Winding Refn se situe actuellement au carrefour exact entre le pénible et l’enthousiasmant : il serait hasardeux de prédire dans quelle direction il évoluera, mais sa trajectoire reste, à ce jour, passionnante.