Grand habitué des salles feutrées et des sorties sous le manteau d’hermine, Guy Maddin revient par la porte dorée du Centre Pompidou. C’est là qu’en 2012, le cinéaste canadien a dirigé une compagnie d’acteurs cinq étoiles au cours de séances occultes visant à invoquer les fantômes de films avortés. L’occasion trois ans plus tard, avec La Chambre interdite, de remplir d’un improbable défilé de superstars un cinéma que l’on croyait condamné à miroiter dans sa cloque de nitrate. L’occasion surtout d’élever au carré une œuvre spirite depuis toujours : il faut dire que peuplée de fantômes, de peaux mortes et de procédés caverneux, la filmographie de Guy Maddin, expérimentateur de génie (de ceux qui, nés un siècle plus tôt, auraient probablement pu inventer le cinématographe) fidèle à son glaçon natal de Winnipeg, agit un peu sur le cinéma arty comme un esprit frappeur.
Au point qu’il est difficile d’emprunter, pour quiconque fait l’épreuve de la pellicule, un sentier esthétique par lequel ses coulis filmiques ne soient déjà passés (et ce même pour les plus plasticiens les plus audacieux). Statut d’exception vivante qui lui a sans doute permis d’ameuter sa nouvelle troupe, venue apporter un peu de viande fraîche au hachoir d’un système formel qui ne fait généralement pas dans le détail. Au total, il n’aura pas fallut moins que Mathieu Amalric, Amira Casar, Maria de Medeiros, Jean-François Stévenin, Charlotte Rampling, Udo Kier, Ariane Labed et Adèle Haenel – décidément de tous les bons coups –, pour exhumer, assembler et coudre d’un seul tenant des projets abandonnés d’Hitchcock, Lang, Murnau, Ford, Weber, Borzage et Guy-Blaché – entre autres. Encore que l’expression « d’un seul tenant » peut paraître un peu exagérée, au regard de ce que Maddin fait de ses lambeaux de récit, fidèle en cela à ses Rubik’s Cubes narratifs.
Du vieux avec du neuf
À ce propos, on ne cachera pas que perclus dans ce style boursouflé qui a érigé le réalisateur en coqueluche de l’expérimental, La Chambre interdite devrait aussi bien ravir les amateurs de Maddin que lasser les autres. De la première catégorie plutôt que la seconde, on ne peut s’empêcher de regretter l’ajustement trop parfait du concept à la tournure du canadien. Ajustement sur mesure qui, fatalement, ne change pas son cinéma d’un iota. Bref, Maddin fait du Maddin. Premier reproche qui – pour valide qu’il soit malgré tout –, se retourne comme un gant dans un second temps. Car s’il élève le spiritisme maddinien au carré, La Chambre interdite a néanmoins le mérite de mettre au clair un équivoque de son cinéma : d’abord tentés d’en faire le parangon d’une résistance un peu dévote (voire complètement mystique) pour « le vrai cinéma en pellicule », on doit bien admettre que les films de Maddin, pures débauches plastiques et trop allègres pour « oraisonner » quoi que ce soit, n’ont rien de nostalgique. Preuve en est de ces noces, inédites chez lui et jamais vues ailleurs, entre numérique et effets analogiques (grain, poussière, mouvement de la bobine, instabilité de la couleur), d’un résultat plastique vraiment bluffant. Si bien que chez Maddin, le numérique remplace moins l’argentique qu’il ne se porte à son chevet – produisant une alchimie d’un nouveau genre.
Petit tour de force pas si anecdotique, par lequel La Chambre interdite devient non seulement le fruit d’un travail de fossoyeur, mais surtout le reflet d’un bel amour déviant – parce qu’amoureux d’une chair morte (la pellicule, des films avortés), quoiqu’encore remuante –, pur comme le serait une romance d’autistes. Passion largement moins ectoplasmique, comme le projet de ressusciter des films pourrait le laisser croire, que proprement frankensteinienne. Et passion d’autant plus licite, à nos yeux, qu’elle repose sur un amour presque enfantin pour le cinéma.