Ni le ciel ni la terre, premier long métrage de Clément Cogitore présenté cette année à la Semaine de la Critique, a tout d’abord l’apparence d’un film de guerre contemporain : alors que le conflit en Afghanistan se termine, des militaires français sont filmés dans leur dangereuse routine, caméra à l’épaule et visions nocturnes infra-rouges à l’appui. Le capitaine Antarès Bonassieu, blond, sec et musculeux (interprété par Jérémie Renier), y commande avec autorité ses hommes et négocie durement avec la population du village qu’il est chargé de protéger. Ici, le film de guerre est avant tout un film de surveillance ambitieux où le regard est au centre de la mise en scène. Pour le capitaine, en effet, il est avant tout question de voir le danger pour mieux le prévenir : apercevoir un berger qui franchit la frontière du campement, ou discerner des terroristes talibans tapis dans les montagnes. La tension et la peur dans ce film de guerre proviennent de ce qui échappe aux soldats – un tir provenant du hors-champ, un scooter peut-être armé surgissant soudainement de l’obscurité. En accompagnant majoritairement le point de vue des militaires, le réalisateur s’interroge sur le pouvoir de la vision humaine, toujours délimitée par un nécessaire hors-champ. Les personnages de Ni le ciel ni la terre rappellent ceux d’Assaut de John Carpenter, sorti en 1976 – l’enjeu était, pour eux aussi, de percevoir l’ennemi dissimulé dans la nuit.
Un film de guerre fantastique
Si Ni le ciel ni la terre fait penser à John Carpenter, c’est aussi pour son mélange audacieux entre les genres et son basculement dans le fantastique – le fameux cinéaste américain part souvent d’un autre grand genre hollywoodien, le western, pour entrer dans le fantastique, par exemple dans Ghosts of Mars qui fait hommage, comme Assaut, à Rio Bravo de Howard Hawks. Ici, le film de guerre s’unit à l’étrange. Au beau milieu des montagnes désertiques de l’Afghanistan, quatre soldats et un chien disparaissent de manière inexplicable. Le questionnement sur les puissances du « voir » et ses limites est encore au cœur du récit. Le capitaine Bonassieu reproche en effet au soldat William Denis (joué par Kevin Azaïs) de ne pas avoir vu son camarade disparaître, de ne pas l’avoir surveillé comme il faut – le pauvre jeune homme a simplement détourné le regard une trentaine de secondes pour uriner. Comme dans le mythe d’Orphée se retournant tragiquement sur Eurydice son amoureuse et la perdant à jamais, un simple regard tourné dans la mauvaise direction peut aboutir à l’absence d’un autre. L’inexplicable, la menace de la disparition, veillent aux invisibles abords du regard. L’image infra-rouge elle-même prend une opacité énigmatique : lors de la première séquence de disparition, deux soldats observent à la jumelle électronique un groupe de villageois en train de brûler un animal sur une montagne. À travers la vision nocturne, leurs silhouettes deviennent fantomatiques, et leur action demeure inquiétante car difficile à saisir – brûlent-ils vraiment un mouton comme ils le déclareront ensuite, ou brûlent-ils le chien disparu du capitaine ?
Rendre au monde son mystère
Au fond, c’est le monde visible tout entier qui se voit chargé de mystère. Les limites du regard ne sont pas que celles du cadre : c’est l’appréhension de toute la profondeur du réel qui est remise en cause. Est-ce que l’œil humain appréhende vraiment tout ce qu’il a devant lui ? Est-ce que le sacré ne lui échappe pas toujours ? Un petit villageois déclarera que c’est Allah en personne qui vient enlever les hommes endormis, et que personne ne le voit. Le film dévoile ainsi à plusieurs reprises une présence cachée sous nos yeux, comme pour suggérer que notre vision du monde est toujours partiellement aveugle. Des soldats d’Al Qaïda apparaissent soudainement dans le plan près des militaires français en enlevant des draps de camouflage ; un jeune homme joue avec un caméléon découvert dans le sable ; pour expliquer de manière rationnelle la disparition de ses hommes, le capitaine revêt une couverture thermique devant une caméra infra-rouge : soudainement, il disparaît. Voilà le tour de force de Clément Cogitore : pousser le cinéma dans ses limites, en traquant les traces fugitives de l’invisible, d’une présence qui nous dépasse – pourquoi pas celle de nos morts, ou celle du divin. Les corps des soldats eux-mêmes deviennent le vecteur du sacré. Après une scène de mutinerie contre Bonassieu, un soldat entame torse nu une danse tribale sur une musique électronique aux basses tonitruantes. La caméra se concentre alors, en un plan fixe, sur les omoplates du danseur, où sont tatoués deux yeux immenses. Le corps part en transe, et le regard tatoué, qui fixe le spectateur, devient hypnotique. Comme dans la magnifique fin de Beau Travail de Claire Denis, auquel ce film de soldats perdus fait nécessairement penser, le corps de l’acteur communique au public le vertige de sa transcendance, en un beau moment de cinéma.
Choisir la beauté du mythe
Le parcours initiatique du capitaine Bonassieu et de ses hommes fait ainsi penser à celui du capitaine Willard dans Apocalypse Now de Francis Ford Coppola : venus faire la guerre, il s’agit finalement pour eux – et pour le spectateur – d’accepter l’inexplicable. Pour nous consoler du mystère du monde et de la mort, il reste finalement le secours du mythe, d’un récit imaginaire proposant une possible explication. Ainsi la voix off de Jérémie Renier, bouleversante, s’élève dans le silence pour faire exister un disparu. Alors que le personnage déclare à la veuve de ce dernier : « je ne disparais pas, je m’absente », une douce lueur de feux de Bengale descend lentement dans la nuit noire – comme pour imaginer l’infime et éclatante survie d’une âme au cœur de l’obscurité.