Le nouveau film de Jaime Rosales est l’histoire de jeunes amoureux espagnols, Natalia et Carlos. Un jour, Natalia tombe enceinte et ne peut se résoudre à mettre fin à la grossesse. Comme Carlos, elle se trouve alors plus que jamais confrontée à un climat économique sinistre. Ceci étant dit, La Belle Jeunesse n’est pas le film que vous imaginez.
Malgré la grande noirceur de son propos, Jaime Rosales déjoue le misérabilisme en désamorçant le naturalisme. Narrativement, chaque scène est de l’ordre du quotidien le plus trivial – repas, toilette, disputes, sorties entre amis, pleurs de l’enfant… Mais leur filmage en 16 mm et toujours en gros plans nous emmène d’emblée ailleurs. Le resserrement sur les visages accentue l’aspect répétitif des scènes si bien que finalement, le récit se déporte dans le champ de l’abstraction : ce que le film raconte réellement, ce ne sont pas tant les actions concrètes qu’un champ dynamique, la façon dont les corps, soumis à des forces extérieures, les répercutent à leur tour.
Le filmage en 16 mm rend par ailleurs d’autant plus saillant le devenir virtuel des rapports humains que Rosales évoque à travers quelques séquences tournées en vidéo par les personnages eux-mêmes ou restituant l’affichage d’un téléphone portable. Ces images seraient-elles l’équivalent contemporain des gros plans de celluloïd ? Donneraient-elles un nouveau sens au mot « visage » ? Elles font en tout cas sens dans un film dont le projet semble être de regarder l’Europe en crise de front et constituent un contrepied bienvenu aux innombrables scènes clippées que l’on subit généralement lorsqu’un réalisateur cherche à résumer une longue période de temps, étant donné que Rosales se permet ici le silence.
On ne peut s’étonner des réactions contrastées que le film aura inspirées au public cannois : jusqu’à son dernier plan, Rosales flirte avec bon nombre de dangers. C’est aussi ce qui impressionne dans La Belle Jeunesse : les occasions de malmener le spectateur ne manquent pas et chaque fois, la caméra se détourne, la scène s’arrête net et ce que d’autres se seraient complus à montrer, le cinéaste le laisse hors champ. Plus que de l’adresse, ce choix relève d’une véritable intelligence : là où une violence manifeste ne fait souvent que provoquer un effet de tension-détente, libérateur sur le moment mais finalement stérile, la violence sourde du film résonne plus profondément avec celle de notre monde. De plus, si les personnages sont dos au mur – souvent de façon littérale à l’image –, certaines choses résistent à l’âpreté de leur situation : l’amour, l’amitié, les liens familiaux, s’ils sont mis à mal, y survivent sous une certaine forme. D’une façon générale, Rosales contrebalance systématiquement le caractère banal et répétitif de ce qui est raconté par un art de l’ellipse et de la rétention d’information parfaitement dosé, montrant qu’il respecte autant ses personnages que le spectateur. C’est ce qui fait toute la différence.