Dans Hill of Freedom d’Hong Sang-soo, une jeune femme découvrait à son retour de voyage une enveloppe. Ayant laissé tomber les feuillets de cette longue lettre, elle découvrait, dans le désordre que lui offraient les pages ramassées au hasard, le récit qu’un soupirant lui faisait des jours qu’il avait passés à l’attendre. C’est à un jeu de piste similaire, quoique bien plus retors, que se livre Jaime Rosales dans Petra en nous livrant dans un ordre non chronologique, les chapitres numérotés d’un manuscrit sans auteur déclaré. Omniscient, le récit donne du jeu entre le su et le tu pour laisser au spectateur le temps de spéculer sur la suite du destin funeste de l’héroïne-titre. Avec son film précédent, La Belle Jeunesse, présenté à Un Certain Regard en 2014, le cinéaste espagnol signait une chronique de l’exil économique contraint qui touche son pays. Petra est délié de ces préoccupations sociales contemporaines. Lorsque Lucas, l’un des personnages, photographie les découvertes d’un chantier archéologique, c’est moins pour nous inciter à creuser dans la profondeur des sentiments des personnages que pour pointer du doigt combien ce récit des passions humaines s’enracine lointainement et ancrer son récit dans un présent universel. La ronde des désirs et des trahisons, inchangée depuis que l’homme est homme, nous est, en toute logique, contée avec tous les atours de la tragédie antique, chœurs chantés compris.
C’est dans le domaine bucolique du renommé sculpteur monumental Jaume qu’est accueillie Petra dans la scène inaugurale. La visite guidée des lieux brille par l’absence du maître et l’étrange flottement de la caméra portée pousse à penser qu’un regard malveillant se superpose à celui de la nouvelle arrivante. Jeune peintre, Petra prétend faire un stage avec le sculpteur alors qu’un tout autre motif l’amène dans sa demeure. C’est sous ces arrangements de chacun avec la vérité autant que par les manipulations de l’artiste aux allures d’ogre, que le microcosme bourgeois va se déliter. Les dialogues entre le maître et l’élève sur la vérité en art redoublent le motif de la dissimulation qui tisse sa toile entre les personnages.
Pris au piège de leurs mensonges, les personnages subissent les coïncidences fatales du jeu dont ils sont les marionnettes. Le film, heureusement, échappe à son apparente misanthropie en se refusant à tout pathos. Évitant les larmoiements ou les effets de surprise, il ne prend pas le spectateur au piège de sa toile, mais le convie à remettre en ordre les pièces de ce puzzle dépareillé. Surtout, si Petra évite l’écueil de n’être qu’une mécanique cruelle et donneuse de leçons, c’est par le regard bienveillant qu’il porte sur sa protagoniste, cœur pur incarné par l’énigmatique Bárbara Lennie.