Si loin, si proches
Natalia et Carlos sont entrés dans la course du monde avec un handicap majeur : celui d’être nés pauvres. Un jour, Natalia tombe enceinte et ne peut se résoudre à mettre fin à la grossesse. Si les vies des deux amoureux, vues de l’extérieur, se caractérisent d’abord par leur difficulté, à leurs propres yeux, elle sont d’abord leurs vies. Il ne peut donc être question de s’apitoyer sur son sort, mais plutôt de trouver les moyens de persévérer dans son être (pour citer Spinoza). Dans La Belle Jeunesse, Jaime Rosales aspire à épouser ce point de vue interne ; son film est donc sec, tranchant et jamais misérabiliste, sans pour autant être dépourvu de douceur. La narration est elliptique, les cadres toujours focalisés sur l’essentiel, à savoir les visages. Si les décors, les costumes et les situations dépeintes sont assurément naturalistes (repas, toilette, disputes, sorties entre amis, pleurs de l’enfant…), le filmage emmène La Belle Jeunesse sur le terrain d’une certaine abstraction : un dénuement narratif résonne avec le dénuement matériel des personnages, une claustration dans des motifs filmiques obstinément répétés fait écho à leur enfermement concret.
Adopter un point de vue interne sur la misère ne signifie donc pas ici promener sa caméra derrière ses héros pour donner la sensation physique que l’on est « avec eux ». Les cadres de Rosales introduisent au contraire une certaine distance par rapport aux personnages : les corps apparaissent écrasés par de longues focales, ou éloignés derrière des murs qui bloquent une partie de l’image. La Belle Jeunesse se présente alors comme une expérience de spectateur véritablement paradoxale : les scènes auxquelles on assiste nous font éprouver une réalité dans toute sa dureté, et l’on sent toujours aussi que c’est une œuvre d’art que l’on regarde, avec ses structures, son harmonie propres ; cette beauté formelle – qui n’est pas beauté de l’image mais beauté de la forme générale de l’œuvre – donne au naturalisme quelque chose d’étrangement aérien, produisant une forme très particulière d’émotion. Rosales sait tirer le meilleur parti de cette nature double, à la fois véridique et mensongère, du cinéma, ce qui est peut-être la définition d’un grand cinéaste.
Transfiguration du banal
Le film rappelle donc discrètement mais constamment le spectateur à son statut de spectateur, d’être regardant. Le choix de la pellicule 16 mm pour la majeure partie du film prend alors tout son sens : par son grain, celle-ci nous renvoie à la réalité matérielle du monde – en tant qu’elle est l’empreinte de la lumière qui le rend visible. Elle donne ainsi une impression de réalisme tout en affirmant toujours, par ce même grain, son statut d’image. Le fait que l’image se présente comme toujours produite et toujours regardée vient rebondir sur les images présentes au sein de la narration. C’est sans doute de ce jeu entre les images dans le récit et les images du récit que le film tire toute sa singularité et sa puissance. Car cette jeunesse dont Rosales tire le portrait a au moins un atout : sa beauté. C’est dans cette beauté que la dureté de la vision de Rosales prend corps : si l’on a plus besoin d’ouvriers, on a plus que jamais besoin d’images. La violence de l’usine fait place à la violence du devenir-image du corps.
La mise en image de sa propre vie est une thématique qui irrigue le film dans son ensemble – par exemple, dans ce droit de se maquiller que Natalia revendique en actes, et surtout, dans ces deux séquences où l’écran de cinéma fusionne avec celui d’un téléphone portable. En silence, le temps se met alors à défiler au rythme des chargement et déchargements de batterie, des messages instantanés et des selfies. Rosales donne ici une image simple de la médiatisation de soi qui caractérise notre époque et dote son film d’une nouvelle strate de sens qui pourrait prendre la forme d’une question : où se situe la marge de manœuvre des plus pauvres aujourd’hui ? Une première réponse possible : dans leur éventuelle beauté ; une deuxième : dans la possibilité d’une autodétermination – toute relative – au sein de la réalité virtuelle. Le passage de la pellicule 16 mm à une image numérique, dans ces séquences et dans deux autres scènes-clés du film, est lui-même vecteur de sens. Le numérique arrive comme une fulgurance qui nous renvoie à une problématique spécifiquement contemporaine : le pouvoir que chacun détient aujourd’hui de forger ses propres reflets.
Malgré la noirceur de son propos, Jaime Rosales évite toujours de malmener le spectateur et laisse systématiquement tout acte de violence hors champ. Cette pudeur ne fait qu’amplifier la portée de son film : là où une brutalité manifeste ne fait que produire une alternance de tension et de détente, rédemptrice sur le moment mais finalement stérile, la violence sourde du film résonne beaucoup plus profondément avec celle de notre monde.