Pour son second long-métrage, l’ex-prodige Steve McQueen signe une fable désolée et délicieusement prude sur la froide mécanique des relations amoureuses à l’ère du néo-libéralisme décomplexé. Tours de verres, cols blancs, culte du corps, bars chics, nuits sans fin, frénésie sexuelle, petits matins blafards, nappes de violons glacées et cri dans le vide. Ou comment les morbides stratégies du capitalisme effréné infiltrent jusqu’aux rapports sexuels.
On se souvient des réserves qui avaient suivi la révélation de Steve McQueen avec Hunger en 2008 à Cannes (Un Certain Regard). D’aucuns, à qui on ne la fait pas, avaient décelé en lui le vidéaste, lui reprochant, grosso modo, de ne pas être un pur cinéaste, et, ataviquement, de verser dans l’esthétisme arty. En abandonnant, avec Shame (son second long-métrage), toute distanciation historique, en se recentrant sur une cellule plus qu’intime (un frère, une sœur), il laisse affleurer encore plus crûment la nature de son style. Or, c’est justement dans ce qu’il insuffle à ses films de ses précédentes pratiques, de cette opportune impureté, que le style de McQueen puise sa force plastique, sa respiration et son inventivité, en un mot : sa beauté. Car Shame, après tout, ne dit pas grand-chose, si ce n’est l’affolante autophagie de la sexualité, son resserrement sur la pignole individualiste, à l’ère du capitalisme hardcore et du porno environnemental. Rien de nouveau sous le soleil du scénario. Que le film en dise peu, franchement, on s’en fout, du moment qu’il nous parle et que sa voix compte. Et, indéniablement, elle compte.
On retrouve, au centre de Shame, un Michael Fassbender qui donne encore vigoureusement de sa personne physique (quelques applaudissements en salle ont souligné sa saillante nudité). Le drame, c’est toujours celui d’un corps pris dans un dérèglement : après la raréfaction de ses forces vitales dans Hunger, il est ici soumis à un principe d’amplification, à une impérieuse ébullition. D’un coté comme de l’autre, c’est la même entropie qu’on retrouve, qu’elle soit engagée consciemment (la grève de la faim de Bobby Sands, pour tous les prisonniers de l’IRA) ou ici subie (le désir insatiable et consumant du salarié). Brandon est un trentenaire new-yorkais qui gagne très bien sa vie dans le bureau d’une tour vitrée. Son appétit sexuel débridé le requiert à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Prostituées, coups d’un soir, backrooms, collègues de bureau se succèdent à son compteur et, quand il n’a rien de tout cela sous la main, il lui reste encore sa main, justement, pour une petite branlette frénétique dans les chiottes les plus proches. Les étagères de son appartement croulent sous les revues porno, son disque dur est vérolé par une somme écrasante de vidéos de cul. Partout, des culs, des culs, des culs, des orifices, des orifices, des orifices. Il ne faut pas plus à Brandon qu’un furtif échange de regards dans le métro, avec une demoiselle consentante, qu’un léger frôlement de main sur la barre de soutien, pour tambouriner quelques instants plus tard sa proie contre la baie vitrée de son appartement.
À ce principe d’amplification se joint un motif de circularité, introduit par une ouverture rythmée, tranchante, presque scandée, à la fois plastique et musicale, typique du style de McQueen. Les journées se suivent, avec leurs rituels, le réveil, le métro, le boulot, les bars, le surf sur internet, et égrènent leur nombre variable de plans-cul, qui interviennent plus comme des irruptions que comme une habitude. Le film, à ce stade, menace de sombrer dans la glaciation qu’il décrit, d’en rester à cet écrin lissé qui enveloppe ses images, à cette bande-son violoneuse qui chante le chic et sa désolation. Mais McQueen fait heureusement surgir, dans le plan, une paire de seins qui donne un pendant à sa logique de cyclotron, cette accélération circulaire des particules. Un soir, Brandon surprend sa sœur sous la douche : chanteuse en concert à New York, elle s’est invitée dans son appartement. Cette paire de seins, cette prise femelle, il ne sait pas vraiment quoi en faire, parce qu’autour d’elle, une relation (familiale, intime) se dessine hors de tout rapport de consommation. Il en va de même avec la secrétaire qu’il séduit au bureau : dès qu’il doit avancer au-delà de la baise, Brandon ne sait plus bander. La belle machine de McQueen dispose ainsi d’un frein, d’un frottement, d’une gêne, d’un grain de sable, qui la sauve d’une certaine réversibilité de sa fonction critique.
Le film n’est pas exempt de défauts. On notera qu’il fonctionne bien mieux par scènes que dans l’ensemble, que sa conclusion n’est pas à la hauteur de son cours. Mais il contient tant de scènes surprenantes, exerce un tel galvanisme, répond si bien à son pari plastique – conduisant son personnage jusqu’aux cimes hagardes d’une animalité apeurée, consumant dans le sexe l’angoisse de son extinction –, que nous n’imposerons pas à McQueen de mesquins comptes d’apothicaire.