3 aventures de Brooke s’inscrit dans un cinéma de la quotidienneté, qui place au cœur d’un film des gestes ou des paroles de la vie de tous les jours, créant ainsi un rapport particulier avec le spectateur : l’identification aux personnages ne se fait pas seulement à partir d’une ligne morale ou spirituelle, mais aussi à partir d’une conception de l’action qui ne sort pas du domaine de ce que le spectateur peut vivre. Le film est composé, comme son titre l’indique, de trois parties débutant chacune sur un chemin d’Alor Setar en Malaisie. Il fait beau, Brooke arrive de l’arrière-plan sur son vélo puis s’arrête, descend et le pose par terre ; un pneu a crevé. Trois récits peuvent alors tour à tour démarrer, au gré des rencontres rendues possibles par ce tranquille accident. Trois films parallèles qui se complètent et qui semblent rejoindre cette idée d’un cinéma qui sublime les micro-événements.
Rohmerxploitation
3 aventures de Brooke décline les possibilités de ces rencontres, qui nous en apprennent toujours davantage sur son personnage principal, Xingxi, littéralement « ruisseau étoilé », soit une traduction possible d’Alor Setar, et dont le nom anglais est Brooke (simplement « ruisseau »). On aperçoit vite le mal-être de ce personnage bien qu’il dissimule sa souffrance, et il faut attendre le troisième récit pour que ses larmes coulent. Dans le premier, elles sont retenues à l’intérieur du cristal dont l’achat et le prix constituent le moteur principal du récit. Cette première partie est d’ailleurs la meilleure, la plus mystérieuse et la plus drôle, d’autant plus au regard de l’ambition rohmérienne du film. Car 3 aventures de Brooke se présente comme un film rohmérien, au même titre que des films comme Au revoir l’été de Kôji Fukada, Un monde sans femmes de Guillaume Brac ou Frankie d’Ira Sachs, avec lequel 3 aventures de Brooke partage la présence citationnelle de Pascal Greggory (malheureusement dans le segment le moins réussi du film), en poussant davantage la référence : son personnage porte le même prénom que celui qu’il incarnait dans Pauline à la plage (Pierre). À travers cet hommage, la cinéaste laisse entendre qu’il s’agit peut-être du même personnage, des années après. L’amoureux triste de Pauline à la plage hante en tout cas la performance de Pascal Greggory. Pour Xingxi, Yuan Qing s’inspire certainement davantage du Rayon Vert et du désespoir assourdissant de Delphine (Marie Rivière).
Mais qu’est-ce qu’un film rohmérien ? S’il est difficile d’en donner une définition précise, on peut relever un certain nombre de motifs qui, rassemblés, permettent de circonscrire ses contours. Il s’agit d’abord d’un cinéma de la parole, c’est-à-dire un cinéma qui considère que la parole est une forme d’action, qu’elle comporte ou non des informations faisant avancer une intrigue. Aux règles narratives traditionnelles pour lesquelles la narration doit principalement être prise en charge par l’action et non par le dialogue, le cinéma de la parole rétorque : le dialogue, c’est de l’action. Le cinéma rohmérien est plus précisément un cinéma de la parole en marchant : le flegme d’une balade enrichit l’ouverture à l’autre par le dialogue. Ces balades sont souvent filmées avec une grande économie de plans, très souvent avec un unique travelling-arrière où la caméra fait face aux personnages. Autre particularité : Rohmer met souvent en scène des personnages qui ne savent pas ce qu’ils veulent. Si cette absence de direction peut être source de désespoir chez le personnage, c’est en tout cas une façon d’accueillir le hasard, et donc les rencontres. L’objectif minuscule de Xingxi pourrait être de réparer sa bicyclette, mais elle ne le fait finalement jamais. Les objectifs des personnages des films de Rohmer sont également souvent des prétextes aux rencontres (trouver une alternative à ses vacances annulées pour Delphine dans Le Rayon Vert, ou trouver une fille avec qui aller à Ouessant pour Gaspard dans Conte d’été). Il y a ensuite des points communs, non seulement entre les films rohmériens et les films de Rohmer, mais entre ces films même. Ils privilégient souvent la courte focale, comme c’est le cas ici, et sont donc très précis sur les décors naturels et l’espace. Ce sont des films, comme ceux de Rohmer, qui font attention aux lieux, aux dates, à la météo. Et 3 aventures de Brooke n’est jamais meilleur que lorsqu’il est attentif à ces détails.
Larmes retenues
Là où Yuan Qing s’éloigne de cette filiation, c’est dans la construction de son film en trois aventures, probablement plus inspirée par Hong Sang-soo, qui, film après film, a su revendiquer une identité forte en mêlant héritage rohmérien et expérimentations narratives et formelles. C’est toutefois avec cette structure ternaire que 3 aventures de Brooke montre ses limites. Si les protagonistes d’une histoire apparaissent ensuite dans la suivante comme figurants, en insistant sur l’idée d’une multiplicité de récits possibles, tous dignes de faire un film, les développements de la troisième partie (celle avec Pascal Greggory) tirent vers quelque chose de plus mélodramatique, avec un lointain accident de plongée raconté dans une scène de confession poussive, à la limite du ridicule, comme si le film n’assumait plus l’épure et le rien qui constituaient jusqu’ici ses principaux attraits. Par la façon dont Xingxi arrive à formuler son trauma (l’accident de plongée qui a tué son mari et le fait qu’elle n’a pas pu lui dire adieu), le film semble indiquer que la troisième partie est celle qui compte le plus, et les deux premières apparaissent dès lors comme des bifurcations par lesquelles il fallait passer pour mieux atteindre ce moment. La construction en parallèle des récits qui semblait vouloir dire que chaque rencontre était digne d’intérêt revient finalement à rebooter trois fois le film jusqu’à ce qu’il trouve le récit juste, celui où Xingxi se confie vraiment. Si cette construction est cohérente, on peut toutefois regretter ce choix qui hiérarchise indirectement les trois parties et minimise l’importance des deux premières. Ces dernières contiennent pourtant les plus beaux moments du film, notamment dans la fascination qu’a Xingxi pour ce cristal creux qui contient une goutte d’eau qui ne peut pas s’échapper. Le film est ainsi plus triste quand les larmes sont retenues dans le cristal que lorsqu’elles coulent sur le visage de Xingxi.