Le nouveau film de Michael Bay emprunte deux chemins contradictoires. D’un côté, l’intrigue est constamment amincie, notamment lors d’un premier tiers qui se déroule sans qu’aucun enjeu narratif n’ait été véritablement posé. Lorsque le récit se précise enfin (un milliardaire incarné par Ryan Reynolds a réuni un groupe d’agents spéciaux et, ensemble, ils doivent renverser le dictateur du Turgistan pour installer son frère au pouvoir), ses ramifications semblent si dérisoires et invraisemblables qu’il passe rapidement au second plan. Le réalisateur s’amuse même de l’inconsistance de son MacGuffin en instaurant une certaine connivence avec le spectateur distrait : les héros sont désignés par un numéro facile à retenir, un personnage secondaire dont le nom comporte « trop de consonnes » est affublé du sobriquet de « petit gros », les agents ne parviennent pas à retenir le nom du pays dans lequel ils doivent intervenir et la mission est présentée à l’aide d’une reconstitution sur le coin d’une table (« piece-of-shit dictator » symbolisé par un sucrier contre « democracy-loving brother » sous les traits du poivrier). À l’inverse de cette simplification permanente, le film s’attache à détailler les parcours de chacun des agents jusqu’à la mort qu’ils ont dû simuler afin de rejoindre l’équipe du milliardaire. La construction narrative multiplie les flashbacks, les mises en abyme et les intrigues secondaires. Cette volonté de présenter successivement plusieurs histoires se retrouve dans la mise en scène elle-même : la moindre séquence, de la plus anodine à la plus impressionnante, est filmée selon une multitude d’angles de vue imbriqués les uns dans les autres dans un montage-collage où aucun plan n’excède une poignée de secondes.
Ainsi, malgré la dimension spectaculaire de certaines séquences, le film ne semble pas chercher à les mettre en valeur, mais s’impose plutôt comme un objet monolithique où lieux et temporalités se confondent jusqu’à l’indistinction. Michael Bay va même jusqu’à intégrer différentes prises d’un même dialogue dans un effet de répétition saccadée que renforce l’omniprésence des faux raccords. Ce montage explosé de toutes parts se traduit plastiquement tout au long du film sous la forme du motif de l’éclatement ou de la coulure. L’œil arraché que brandit le milliardaire et duquel continue de pendre un long nerf optique en est l’occurrence la plus évidente. On ne compte plus les plans qui insistent sur le sang qui goutte, ruisselle ou jaillit. Les personnages passent quant à eux leur temps à uriner, à vomir ou à déféquer (l’expression « se chier dessus » donne lieu à plusieurs plaisanteries et une fiente d’oiseau s’écrase sur le pare-brise de la voiture des agents), tandis que les explosions sont filmées comme des feux d’artifice qui s’épanouissent en rayons.
Montage politique
La diversité des régimes d’images s’inscrit dans cette logique : des plans tournés par des drones alternent avec des vues subjectives à travers un viseur ou sur un moniteur, tandis que des dossiers, photographies ou archives permettent de caractériser chacun des personnages. De fausses images tournées au téléphone portable, imitant celles des révolutions arabes qui ont circulé sur internet, sont insérées entre deux plans aériens ou caméra à l’épaule lors du soulèvement populaire qui prend place au Turgistan. Michael Bay dévoile ainsi la portée politique de son montage, qui cherche à justifier une vision hégémonique en donnant l’illusion d’embrasser le point de vue des opprimés. Le flashback sur Sept (Corey Hawkins) au cours de sa mission en Afghanistan développe cette même idée. Le soldat surveille l’arrivée d’un camion de l’ONU depuis un immeuble. Alors que les images radars d’un hélicoptère et les prises de vue au sol accompagnent le trajet du véhicule, Sept est le seul à pouvoir nettement discerner le toit de la camionnette et à se rendre compte qu’il s’agit d’un guet-apens. Ses supérieurs de l’armée semblent alors aveuglés par l’unicité de leur point de vue et restent sourds aux mises en garde de celui qui, en marge du regard officiel, a accès à la vérité (si bien que Sept est forcé de ne pas neutraliser le camion et voit finalement ses coéquipiers mourir sous ses yeux). À la suite de cet événement, le milliardaire lui fera la promesse de ne « jamais [lui dire] de ne pas appuyer sur la détente ». Dès lors, l’horizon du film est clair : la convergence de leurs points de vue suffit à asseoir la légitimité politique de ces violents mercenaires face à l’aveuglement des gouvernements et de leur peuple. Tout au long du film, ils représentent ce « Bien » occidental fantasmé (non sans une pique lancée à Donald Trump) dont les valeurs (les termes « liberté » et « démocratie » reviennent de manière récurrente) confèrent un droit de vie ou de mort sur le reste de la population mondiale. À cet égard, les nombreuses scènes de courses-poursuites sont particulièrement éloquentes : comme dans un jeu vidéo, les agents décident quels piétons ils vont écraser ou épargner, de sorte que l’on évite un jeune chiot ou une femme portant un bébé avant de percuter allègrement un passant anonyme.
Les références à l’actualité ancrent de la même façon l’intrigue dans un discours géopolitique pour le moins discutable. Avant de fomenter la mission au cœur du film, le milliardaire a été témoin des bombardements du dictateur du Turgistan contre son propre peuple, ce qui occasionne un flashback en forme de citation évidente des images de la guerre en Syrie. À la fin du film, lorsque le tyran est renversé par les sept agents, des chaînes d’information occidentales annoncent la mobilisation des puissances étrangères pour aider le pays et constatent immédiatement que les camps de réfugiés se vident. La solution était donc aussi simple qu’idéale. Au dénouement de l’intrigue, le milliardaire jette le dictateur déchu du haut d’un hélicoptère, le livrant ainsi à la vindicte de la foule turgistane qui grouille en contrebas, prête à le massacrer. La séquence se termine par un plan rapproché sur le visage du héros occidental qui regarde la scène du haut de son embarcation, fier d’avoir accompli sa mission.