Ersatz de Scarface en milieu culturiste, le nouveau film de Michael Bay aborde le culte du muscle et de la fonte : un libéralisme du corps à horizon strictement plastique et performatif, vase clos entre rendement et dépense. Il aborde donc aussi, ce faisant, le catéchisme du rêve américain. Au début, Mark Wahlberg confesse « I believe in fitness ». Il le dit en off, exactement comme on dirait « I believe in America ». Il joue Daniel Lugo, un petit coach de musculation de la côte Ouest. Lassé de sa routine de domestique de l’American Dream, convaincu de mériter mieux (c’est-à-dire plus), Daniel décide un jour de capturer un gros rupin misanthrope pour lui secouer les poches.
Que faire de tant de muscles ? Cette année, l’une des graves questions du cinéma hollywoodien. Et pour Daniel Lugo, qui ne jouit pas des mêmes leviers mystiques que Superman, une réponse simple : transformer ces muscles en réussite, c’est-à-dire transmuer la planche abdominale en planche à billets. Que faire de tant de muscles ? Pour le cinéma de Michael Bay, cette question, c’est aussi un examen de conscience. Comme si après deux décennies de pyrotechnie libidineuse, le défourailleur californien avait subitement compris qu’il était allé trop loin, et surtout qu’il était trop tard pour revenir en arrière. En apparence, pourtant, le ton n’est pas à la confession. Bay ne s’est débarrassé ni de ses tics formels insupportables (éclairage publicitaire, filmage par tous les angles, montage en panique) ni de son substrat idéologique douteux (matérialiste, vulgaire, misogyne, inculte) : tout est là, conforme à ses habitudes épileptiques et tonitruantes. Cela dit, on est obligé d’avouer qu’on avait dans le passé souvent été tenté, sans malheureusement qu’aucun exemple ne nous donne vraiment prise, d’envisager avec un peu de sérieux toute la débilité formelle de ce cinéma. Un cinéma qui dans son bouillonnement n’était pas sans provoquer un certain vertige, transformait le visionnage en une sorte de nausée sensitive. Broyait l’ouïe et ravageait l’intellect.
On regrettait que cette turbine n’ouvrît jamais sur d’autres dimensions : c’est chose faite avec No Pain No Gain. Peut-être s’agissait-il simplement d’un problème de sujet, de trame : Bay s’est toujours attelé aux « missions accomplies », tartinées dans le vrombissement des flammes et le rugissement de l’acier. Ici, il se porte pour la première fois sur un échec navrant. Et parce qu’il n’a jamais rien compris en dix films de winner, il comprend aujourd’hui tout d’un coup, scie la branche sur lequel il reposait et répond pour la première fois à l’appel de son propre vide. De la frime, toujours ; de la vulgarité, plus encore ; mais pour une fois, de la clairvoyance. La consternation propre à ce cinéma est toujours venue de ce que les héros ne savaient y faire autre chose que d’éteindre des feux à coups de dynamite (se souvenir du pitch lumineux d’Armageddon : des foreurs pétroliers y faisaient péter une bombe atomique pour sauver la planète). Répondant sans cesse à l’effondrement par la destruction, la mise en scène dévastait le champ pour ne dégager de ses mirages fulminants que quelques silhouettes héroïques hagardes (le power walk, « plan Michael Bay » par excellence). Seulement ici la mèche s’allume trop tôt, glisse entre les doigts, pète à la figure. Fait tomber les masques.
No Pain No Gain est ainsi une manière de film de Bay au carré, où la caméra course la connerie de ses personnages plutôt qu’il ne la sollicite, où le regard constate l’étendue des dégâts, presque effaré, mais n’ose même plus s’en réjouir. D’ailleurs, le film commence par un avertissement : « Malheureusement, ceci est une histoire vraie. » Et il faut peut-être prendre cette réserve de l’auteur au mot, passer outre sa goguenardise de façade, et considérer Bay comme sincèrement désolé que son pays, dont il ne cesse depuis vingt ans de gonfler les chevilles, ait réussi à enfanter une histoire mêlant autant d’ADN patriote que d’universelle connerie. D’où l’aspect formel étonnamment pertinent du film, forme comme on l’a dit toujours aussi éparpillée et tapageuse, vide et pantagruélique, mais qui ici, dans l’écrin impayable des années 1990 (tout en dégaines et tenues invraisemblables, bariolées de marques et de motifs flashy) ou dans la précipitation délirante de son trio (une troupe de mastodontes sous stéroïdes complètement à la masse), se prend d’une sorte de fièvre débilitante enfin prétexte à un peu de fluidité. On parle évidemment d’une fluidité complètement cabossée, gueularde, suintante, mais on parle surtout d’une fluidité qui, pour la première fois chez Bay, irrigue un vrai sens du récit – un récit épais, stéréophonique, compact. À ce titre, il n’est pas anodin que ce ce soit spécifiquement au tréfonds de la consternation – dans ce qui restera sans doute comme la séquence la plus affligeante de sa filmographie – que le gourou de l’actioner s’accorde le plan le plus exagérément coulant de sa carrière : une ronde ahurie autour d’un futur cadavre, façon Père Noël est une ordure contaminé par un clip de gangsta rap, qui vient comme circonscrire avec assurance la vulgarité toujours plus intolérable de ce cinéma-là.
On aurait tort d’affirmer cependant que le film serait intéressant parce qu’il serait réflexif. S’il sidère, c’est au contraire parce qu’il annule toute distance entre son histoire et sa mise en scène, chacun au diapason de la vulgarité de l’autre. Ici, l’escalade de cul, de fric et de bagnole participe d’un programme à cheval entre gavage et expiation. À ce compte-là, la scène durant laquelle le groupe de bras cassés s’obstine à tuer son captif sans jamais atteindre l’objectif est exemplaire : comme empêtré dans sa gloutonnerie, le film nous laisse observer, à travers une désopilante accumulation de défaillances, un pauvre pantin résister à toutes les méthodes d’assassinat. Beaucoup de muscles et de sueur dans No Pain No Gain, mais aucune efficacité. Et puis pas ou peu d’action. À la fin de la séquence, quand une voiture explose selon l’invraisemblance pyrotechnique propre au genre, c’est pour laisser la victime en sortir indemne par la porte avant. Au fond, c’est comme si en ironisant sur la véracité de son histoire, Bay injectait un sérum de vérité à sa mise en scène, et révélait par là-même l’inconscient de son cinéma : d’abord, une virilité formelle qui n’a jamais compensé qu’une impuissance un peu honteuse (le personnage du Black souffre d’une rétractation de la verge pour cause d’excès d’anabolisants) ; ensuite, une inclination libidinale qui n’a jamais servi que de pare feu à une bondieuserie ridicule (le personnage de Dwayne Johnson – franchement prodigieux – et sa « grosse envie de se faire pardonner ») ; enfin, un idéal musclé et publicitaire en qui sommeille un horizon proprement cauchemardesque. À tort ou à raison, No Pain No Gain dit ainsi comme tous les grands films américains sur l’Amérique : qu’en définitive le rêve américain n’est qu’un cauchemar à paillettes. Le propos n’est pas neuf, c’est évident. Sauf qu’ici il ne s’agit pas uniquement pour Bay de rendre compte de ce cauchemar, il s’agit de prendre conscience que son cinéma n’a toujours illustré que ce cauchemar.
Ce cauchemar étalé au grand jour, et qui paraît ici s’éblouir lui-même, confère d’ailleurs à l’entreprise un air de train fantôme maboul et halluciné, pareil au barouf libertaire du Savages de Stone. Chez l’un comme chez l’autre, leur ingéniosité (c’est-à-dire leur limite autant que leur adresse) vient de ce que le capitalisme ne saurait s’envisager autrement que comme simple machine à songe, petite maïeutique de la réussite déconnectée du monde. Une machine à s’arracher du réel, à se dissoudre dans son spectacle. À la différence que pour les héros de Bay, nulle vapeur de marijuana et nulle eau turquoise dans lequel se lover. Leur destin est plus proche de celui des Spring Breakers dont vient tout juste d’être flashé le mouvement filandreux. Il n’y a au fond rien d’étrange à ce que Bay débute son film par un décalque musclé de la bacchanale fluo de Korine. Comme son petit homologue indé, le réalisateur de Bad Boys est de ceux qui ne montrent rien mais veulent tout voir, condamnent d’un bloc sans pour autant pouvoir détourner le regard. Son arrestation en terre californienne est ainsi propice à une même débauche de chair, à un même débordement de formes, aux mêmes ralentis étirées jusqu’au hiératisme. On n’est évidemment pas sans ignorer que ce hiératisme a toujours été le mur porteur de ce cinéma. Sauf qu’ici ces ralentis, loin du pompiérisme beauf et de la gloriole nationale dont le réalisateur est coutumier, semblent parvenir à étirer l’image jusqu’à la fissurer. Comme si à force de tirer à quatre d’épingle le Star and Stripes, il était devenu impossible d’empêcher son déchirement. D’où tout le long du film cette manière de remugle visqueux qui semble imprégner l’image, comme le pue imprègne la peau dès lors qu’on crève l’abcès.
Si le film suscite l’enthousiasme, c’est du reste et surtout parce qu’il profite de l’air du temps, qu’on pourrait sans trop de scrupules le ranger sur l’étagère de ces micro-réussites dont se contente calmement le cinéma américain de prestige : Magic Mike, The Master, la filmographie de Paul Thomas Anderson en général. Que raconte cette dernière, en effet, sinon cette inébranlable fascination de l’Amérique pour ses grands crétins géniaux ? Crétins à qui la crétinerie du monde permet d’accéder au génie ; crétins qui n’ont de génie que le fait qu’ils délirent la machine Amérique : qu’ils subliment, en l’enrayant, l’engrenage délétère de ce rouleau compresseur des âmes. Rien d’étonnant dès lors à ce que Wahlberg excelle à ce point, et sans forcer, dans son rôle de Tony Montana haltérophile, puisqu’il reconduit peu ou prou le même numéro que dans Boogie Nights : il y incarnait déjà une verge colossale, trique dure et performante que le sérail cocaïné du showbizz couronnera puis condamnera à l’impuissance. Dans les deux films, cette même partition de bombe à retardement, cette même certitude fébrile, cette même agitation éperdue à faire bander tout et n’importe quoi. Que faire de tant de muscles ? Que faire d’une si grosse verge ? Bander, bander. Bander jusqu’au grotesque, bander jusqu’à la mort.
Au fond, si Bay touche pour la première fois juste, c’est peut-être parce qu’il assume enfin la part tragique et aporétique de son cinéma, qui n’a jamais rien observé d’autre que des hommes musclés et plein de thunes quitter ce monde désespérément plus cons qu’ils ne l’étaient en y entrant.