En quelques jours, le septième art vient de perdre quelques-uns de ses plus grands noms avec les décès successifs d’Ingmar Bergman et de Michelangelo Antonioni. Cinéastes mythiques et inépuisables, œuvrant sur sept décennies, ils laissent tous deux une filmographie extrêmement diversifiée dont on n’aura jamais fini de (re)découvrir les trésors.
À l’aube de l’été, nous apprenions la mort prématurée du cinéaste taïwanais, Edward Yang, réalisateur du fabuleux Yi-Yi, primé à Cannes en 2000. Puis, ce fut le tour de deux grands acteurs, figures emblématiques du cinéma français : le dandy Jean-Claude Brialy et l’impétueux Michel Serrault, auquel les médias consacrent actuellement l’essentiel de leur attention en revenant sur les films qui ont construit sa légende, du Viager à Nelly et M. Arnaud en passant par La Cage aux folles et Garde à vue. Presque comme une réaction en chaîne totalement surréaliste, le lendemain du décès de l’acteur français était marqué par la disparition du cinéaste suédois Ingmar Bergman, puis le surlendemain par celui du cinéaste italien Michelangelo Antonioni. Jean-Luc Godard, qui rappelait encore récemment que ces deux grands génies du cinéma mondial étaient encore en vie, doit le vivre comme un terrible et ironique coup du sort.
Malgré leur âge (89 ans pour Bergman, 94 ans pour Antonioni), les deux cinéastes étaient encore en activité et ce, après sept décennies de films diversifiés et remarquables, nous rappelant sans cesse qu’ils se caractérisaient tous deux par l’exigence et la radicalité d’une mise en scène qui n’a jamais cherché à séduire le grand public. Tous deux grands portraitistes de femmes, ils ont longuement collaboré avec les mêmes actrices (Monica Vitti pour l’un, Harriet Andersson et Liv Ullman pour l’autre) pour accoucher d’œuvres d’une incroyable ambiguïté où la frontière entre réel et fantasme n’avait jamais rien d’établi. Célébrés dans le monde entier – de Cannes à Venise en passant par les Oscars et les César –, Antonioni et Bergman ont durablement marqué le cinéma de leur empreinte. Quand le premier voit l’un de ses films les plus mythiques – Blow-Up – décliné à l’envi par d’autres grands cinéastes (Brian De Palma avec Blow Out, Abbas Kiarostami avec Close-Up), le second fait carrément l’objet de remakes chez Woody Allen (Intérieurs pour Cris et chuchotements, September pour Sonate d’automne) pour qui l’ensemble de la filmographie pourrait n’être en fait qu’une vaste « scène de la vie conjugale ».
Né en 1912, Michelangelo Antonioni a débuté sa carrière de cinéaste en 1942 avec Les Gens du Pô. Rapidement, ses premiers projets, de Chronique d’un amour à Femmes entre elles en passant par La Dame sans camélias, l’imposent comme un cinéaste ambitieux mais c’est à partir du début des années 1960 et une série de quatre films qu’il réalisera avec sa muse Monica Vitti (L’Avventura en 1960, La Nuit en 1961, L’Éclipse en 1962 et Le Désert rouge en 1964) qu’il deviendra un cinéaste majeur. Auréolé de succès, il entame une série de films à l’étranger, dont le fameux Blow-Up (Palme d’or à Cannes en 1967) qu’il tourne en Grande-Bretagne avec Vanessa Redgrave. Ensuite viendront Zabriskie Point (film contestataire d’après 1968 tourné dans le désert américain), Chung-Kuo, la Chine et l’énigmatique Profession : reporter (avec Jack Nicholson) qu’il tourne en Espagne et en Afrique. À partir de 1983, soit quelques mois après la sortie d’Identification d’une femme, Michelangelo Antonioni est victime d’une attaque cérébrale qui le paralyse. Son état de santé ne lui permet plus de tenir seul le moindre projet. Il s’entoure alors de Wim Wenders pour réaliser le trop mal-aimé Par-delà les nuages en 1995. Sa dernière contribution remonte à 2005 avec la sortie d’Eros dont il réalise un segment en collaboration avec Wong Kar-Wai et Steven Soderbergh.
Plus prolifique, Ingmar Bergman, né en 1918, réalise plus de quarante films essentiellement entre 1945 et 1983, le reste de sa carrière cinématographique se limitant à la sortie d’un passionnant projet destiné à la télévision en 1997 (En présence d’un clown) et un étonnant film-bilan en 2004 (Saraband). C’est avec Crise que Bergman fait ses premiers pas de réalisateur de longs-métrages mais c’est au début des années 1950 que le réalisateur suédois commence à passionner les cinéphiles avec la sortie de quelques perles telles que Jeux d’été (1951) et L’Attente des femmes (1952). La sortie en 1953 de Monika et le désir (taxé de pornographie par toute une partie de la presse de l’époque) achève de le consacrer, surtout au sein des Cahiers du Cinéma qui y voit là un cinéaste résolument moderne. Hanté par des thèmes aussi sombres que le passage du temps, la mort et la désagrégation du couple, Bergman nous gratifie de nombreux chefs d’œuvre : Le Septième Sceau en 1956 (et la célèbre partie d’échecs avec la mort), Les Fraises sauvages en 1958, À travers le miroir en 1961, Le Silence en 1963 (et son audacieuse scène de masturbation féminine), La Honte en 1967 (où Bergman règle ses comptes avec sa complaisance vis-à-vis du nazisme dans les années 1930), Persona en 1967, Cris et chuchotements en 1973, Sonate d’automne en 1977 (avec Ingrid Bergman) ou encore Fanny et Alexandre en 1982.
Au-delà de la perte de deux figures majeures de l’histoire du cinéma international, la disparition d’Ingmar Bergman et de Michelangelo Antonioni peut-elle avoir valeur de symbole ? Nombreux seront les commentateurs qui parleront de la fin d’une époque, d’autres plus grincheux iront jusqu’à proclamer qu’avec la mort de ces deux géants, c’est le cinéma entier qui sombre encore un peu plus. Nous nous passerons ici de tels épanchements : chaque époque a les cinéastes qu’elle mérite, nous attendrons patiemment d’avoir suffisamment de recul sur l’œuvre définitive des réalisateurs importants d’aujourd’hui pour décider de leur immortalité. Une chose, cependant, est certaine : au-delà de leurs cohérences esthétiques et thématiques, au-delà du poids de l’influence qu’elles auront pu exercer sur de nombreux cinéastes, les filmographies de Michelangelo Antonioni et Ingmar Bergman en révèlent autant sur ces deux hommes que sur la société dans laquelle ils ont vécu : en cela aussi, leur valeur est inestimable. Leur disparition n’est pas seulement celle de deux artistes majeurs ; elle marque également la perte de deux témoins qui, d’obsessions personnelles en bouleversements esthétiques, ont révolutionné leur art et par là-même, la façon de regarder le monde. Qui, dans trente ans, seront les héritiers de cette leçon de cinéma et de vie ? Un seul film distribué chez nous aura suffi au très regretté Edward Yang pour s’imposer comme une sorte d’héritier de cette ligne de conduite. Nous n’oublierons pas les chefs d’œuvre d’Antonioni et de Bergman, ce sera d’autant moins difficile qu’ils sont nombreux. Nous garderons tout aussi près de nous cet éblouissant manifeste qu’est Yi-Yi en le tenant pour symbole de notre foi en l’avenir du cinéma et en tous ces autres témoins qui l’alimenteront.