Splendor Films sort pour la première fois sur les écrans le troisième long-métrage d’Edward Yang, The Terrorizers (1986), implacable radiographie sentimentale de la néo-bourgeoisie de Taipei et plongée dans la froide géométrie de la ville. Il était temps de rendre justice à l’indignation du cinéaste, chef de file de la Nouvelle Vague taïwanaise.
À ce jour, Yi-Yi (2000) reste le seul film d’Edward Yang distribué en France dans sa version intégrale — A Brighter Summer Day (1991) ayant été abrégé d’une bonne heure à sa sortie. L’écrasante (et quelque peu expiatoire) consécration que ce film valut à son auteur, récompensé d’un Prix de la mise en scène à Cannes, auréolé d’un vaste louange critique et d’un beau succès en salles, nous a probablement coûté l’accès à son œuvre. Puisque Yi-Yi marquait une apogée, pourquoi aller chercher plus loin ? Il n’est pourtant pas absurde de préférer à ce film de l’apaisement la grande œuvre de féroce lucidité qui l’a précédé. Yang, chef de file de la Nouvelle Vague taïwanaise, demeure l’un des plus implacables observateurs des mutations économiques et sociales de son pays, des années 1980 au tournant du siècle. Grâce à Splendor Films, qui sort aujourd’hui The Terrorizers (1986), Léopard d’argent au festival de Locarno, justice est rendue à sa vision de jeune cinéaste enragé, rebelle, provocateur — assez éloigné finalement de la figure, sage et réconciliatrice, du GAI (Grand Auteur International).
Taipei, au petit matin. La ville sort doucement de la nuit. Le premier plan du film est dédié à l’une de ses artères : feux de signalisation, circulation, immeubles aux parois de verre où se reflètent les lueurs naissantes. Un cadavre gît sur le bitume, au bas d’une tour. Sur le trottoir s’agite une poignée de flics, sur lesquels tirent à vue deux individus armés, acculés en hauteur dans un appartement. Un jeune photographe, attiré sur le site par le bruit des sirènes, assiste à l’évasion d’une adolescente, dont l’acolyte chevelu est coffré sur le champ. Au même moment, dans la ville, une femme se réveille. Elle est écrivaine, en panne d’inspiration, mariée à un laborantin obsédé par son boulot et son possible avancement. Un étrange coup de téléphone, un beau jour, la convainc que son mari la trompe et la décide à rompre avec lui. Au bout du fil, planquée chez sa mère, c’est la jeune criminelle qui parle.
Taipei, précisément. Si le portrait de la ville n’est pas explicitement visé, celle-ci donne tout de même sa forme en réseau au récit. Pas de personnage principal, ici, mais un constant relais de l’un à l’autre, aboutissant à un ensemble infiniment fragmenté. The Terrorizers ne cesse de circuler d’appartements en bureaux, de sauter d’un personnage au suivant, comme s’il épousait ce flux continuel des échanges au sein des grands ensembles. Les êtres se croisent, se rencontrent, se froissent et pourtant, on ne suit pas tant leurs parcours individuels — ils sont souvent suspendus en plein vol — qu’une pulsation générale, à « hauteur de ville », un mouvement commun de dislocation. Yang tient à embrasser un vaste ensemble de rapports, comme il dessinerait le plan au sol de Taipei. Son intention reste cependant à mille lieues du film choral : il ne s’agit pas tant pour lui de mêler les destins individuels en une grande valse, que de suivre jusque dans ses ultimes conséquences la froide logique des rapports individualistes.
Pour ce faire, le cinéaste se lance dans une ahurissante recherche formelle, discrète en apparence mais d’une finesse, d’une complexité redoutables. Il multiplie les motifs rectangulaires et fait de Taipei une ville infiniment quadrillée, éclatée en une multitude de cellules, où toutes et tous doivent se plier à ses angles droits, à la rigidité de ses lignes. Il va sans dire qu’un tel décor ne favorise pas la rondeur des sentiments, mais tranche, isole, classe et range chacun dans sa case. Les plans, d’une composition très sûre, répondent à ce principe d’éclatement et apparaissent eux-mêmes comme des cases bien distinctes les unes des autres. Yang manie avec brio un art de l’ellipse, tant spatiale que temporelle, qui consiste à faire progresser le récit par, justement, ce qui lui manque. Le film s’apparente ainsi à un stimulant parcours en pointillés, où l’on saute d’une situation à l’autre, où la différence entre chaque scène suggère ce qui les relie. Chaque scène « zappe » sur un personnage, dont on reprend le parcours, nimbé de la présence des autres par un système très sophistiqué de renvois et de rappels. Cette logique déductive à l’œuvre, procédant par synecdoques successives, rappelle à chaque instant la simultanéité des parcours, la concomitance d’événements qui pourraient sembler séparés et l’influence discrète qu’ils ont les uns sur les autres. Dans la jungle urbaine, les rencontres sont possibles mais brèves, préparant le terrain d’une prochaine séparation et la croissance incessante de l’isolement.
Il y a l’histoire du couple qui se sépare. Il y a celle des « terroristes » en titre, petit gang de braqueurs auquel l’adolescente sert de rabatteuse. Mais il se pourrait bien que la seconde ne soit que le fantasme de la première. Après tout, plus le film avance, plus on se rend compte que les écrits de la femme mariée tendent dangereusement vers la réalité des faits. C’est simple : ou l’écrivaine s’inspire de tout ce qui l’entoure, ou elle a le don de prédire, voire d’inventer la réalité. La part policière du récit n’est peut-être qu’une invention qui vise à légitimer son adultère, puis sa rupture. Le seul point de contact entre elle et l’adolescente — que les services de police nomment la « bâtarde blanche » -, c’est cet unique coup de fil qui lui suggère l’infidélité de son mari. Hypothétique transfert de culpabilité — elle seule est infidèle — ou coup du hasard ? Paradoxalement, la précision et la régularité du montage invitent à l’infiltration complète du fantasme. En ne produisant aucun effet de basculement, en tenant jusqu’au bout sa narration sur le même mode de fragmentation, Yang ouvre la voie aux représentations de l’esprit, s’infiltrant dans le récit par chaque coupe, se reflétant sur les surfaces-écran de Taipei. En ne distinguant jamais l’imagination de la réalité, il parvient à les confondre parfaitement dans l’un de ces récits schizoïdes qui feront la renommée, des années plus tard, de Mulholland Drive ou de Tropical Malady.
Ce qui est formidable, chez Yang, c’est que le portrait de l’aliénation contemporaine ne passe jamais par un surplomb des personnages qui permettrait de les désigner du doigt, de jouir d’une position supérieure par rapport à eux. Ici, il n’y a pas le choix : il faut s’engouffrer dans leur parcours sentimental, en partager les bifurcations et les souffrances, participer à leur itinéraire de glaciation, pour éprouver quelque part leur perte d’humanité. Ainsi, l’aliénation est toujours saisie « de l’intérieur », à l’endroit où la position économique d’une personne butte contre les élans du cœur, à ce moment où faut bien étouffer l’un pour que l’autre avance. Au lieu d’en passer par un assèchement de la fiction, comme avait pu le faire son maître Antonioni, Yang en conserve les arabesques et va jusqu’à lui donner un foisonnement de feuilleton. Si le soap-opera est le conte ordinaire du capitalisme, Yang a choisi d’en épouser la structure mélodramatique mais d’en convertir les représentations aux stricts principes du réalisme. Ce faisant, il nous conduit, dans The Terrorizers, à un sentiment de dégoût — sincère, révolté, légitime — qui ne prive jamais de jouir du spectacle et ne condamne ni l’image, ni les personnages. C’est extraordinaire.