Dix-sept ans après le succès mondial de Yi Yi, et dix ans après la mort d’Edward Yang, ses autres films n’ont pas encore retrouvé la visibilité qui leur est due, fût-ce dans le circuit cinéphile (à l’exception du fascinant The Terrorizers — 1986 — amené à l’Occident en 2011). Il faut donc saluer la présente sortie, sous l’égide de Carlotta Films, du beau Taipei Story qu’il réalisa en 1985, ne fût-ce que la performance d’acteur assez inédite qu’il contient : un trentenaire aux cheveux mi-longs nommé Hou Hsiao-hsien tient le rôle masculin principal. Dans ces première années de la « Nouvelle Vague » taïwanaise, il n’était pas rare que les jeunes réalisateurs soient invités dans les films de leurs camarades, et la présence dans Taipei Story de HHH (également coscénariste, avec sa propre collaboratrice Chu Tien-wen), mais aussi de noms comme Wu Nien-jen (qu’on reverra en tête d’affiche de Yi Yi) ou Ko I‑chen, a la valeur d’un manifeste pour un cinéma national travaillant à affronter la modernité.
En transit
Récit d’une rupture amoureuse dans une ville en mutation, Taipei Story est empreint d’une âpreté qui semble le rapprocher d’un The Terrorizers plutôt que du plus apaisé Yi Yi. Dès l’ouverture et à plusieurs reprises dans le long-métrage, se montre un motif esthétique qui ressemble à une expérimentation que The Terrorizers, le suivant dans la filmographie de Yang, va pousser plus loin encore : le cadre dans le cadre, pas vraiment du surcadrage, mais une façon de fragmenter l’espace en interne. Encadrements de portes et de fenêtres, cadres de miroirs ou simples motifs quadrangulaires, filmés à hauteurs ou en (contre)plongée, se dressent pour mettre en vis-à-vis l’intérieur (appartements, bureaux) et l’extérieur (la ville, ses néons, son agitation visuelle et sonore), mais aussi les êtres entre eux, ensemble mais séparés. Si cette figure esthétique peut donner au film une vague apparence de rigueur, celle-ci est contredite par le caractère flottant de la relation déclinante entre les deux personnages principaux, laissant la place aux hésitations, aux attentes muettes et à la mort lente — comme si les lignes droites de leur habitat ne servaient que de contenant contrastant avec son contenu : une vie aux contours beaucoup moins nets.
L’histoire de Lon (joué par HHH) et sa fiancée Chin (la chanteuse Tsai Chin, qu’Edward Yang épousa après le tournage) se présente comme une allégorie de la mutation en cours, non sans douleur, de la capitale taïwanaise dans les années 1980, entre traditions sociales et ouverture à l’Occident. Ancien joueur de base-ball, Lon revient d’un long voyage aux États-Unis avec une escale au Japon ; à l’étranger il s’est créé une autre histoire personnelle, qui jette une ombre entre lui et Chin. Il n’a cependant pas été plus enchanté de son séjour ailleurs que de son retour ici, et son expérience d’un autre mode de vie que celui qui l’a façonné n’a pas effacé ses vieux réflexes sociaux, comme l’obligation qu’il montre envers le père de sa fiancée, qu’il s’obstine à tâcher d’aider financièrement, au péril des projets de son couple. Chin, elle, tolère mal l’ombre du père, ne regarde guère en arrière, affronte le présent et rêve d’un avenir ; employée fraîchement licenciée d’un cabinet d’architectes, elle prend conseil auprès de son ancienne supérieure, se rapproche sentimentalement d’un ex-collègue, tout en espérant que Lon l’aidera à échapper au poids du foyer. Pourtant, dans la dernière partie du film, on la verra renouer avec les petites joies de sa jeunesse, avant de foncer à travers une Taipei nocturne dont même les néons, par endroits, font ressurgir l’héritage omniprésent de la nation tel que ce portrait de Tchang Kaï-chek sur une place. Entre passé et avenir, ni la ville ni les êtres ne se sentent capables de trancher.
Rien de tracé
Et si cette allégorique crise de couple touche notre regard au-delà de son écriture savante, cela tient pour beaucoup qu’à aucun moment, l’idée sociétale qui a présidé à la caractérisation des personnages ne conditionne tout à fait les choix qu’ils font. Ils vont et viennent au gré de leurs hésitations et de leurs questionnements, et si les éclats d’optimisme sur leurs chemins sont rares, l’absence de complaisance du film ne les condamne jamais, ni n’étouffe leurs caractères humains, qui font d’eux des individus incarnés autant qu’ils incarnent quelque chose. Les plaisirs auxquels ils peuvent goûter restent des intermèdes, néanmoins bienvenus, dans leurs luttes intérieures ; le pire peut advenir, on pressent qu’il adviendra, mais il ne sera ni le résultat d’une fatalité ni l’expiation d’une faute, mais une conséquence parmi d’autres d’un entrelacs flou de décisions et d’indécisions, d’espoirs et de peurs. Entre les lignes trompeusement claires de ses idées sur la société, Edward Yang laisse exister la liberté de l’âme à ne pas se laisser saisir, à échapper aux lectures simples : une conscience précieuse de cinéaste, qui rend encore plus urgent de la redécouvrir dans ses films, tous ses films.