Événement majeur de l’année 2000, Yi-Yi révélait au public français Edward Yang, réalisateur taïwanais de grand talent dont on attend toujours avec impatience le prochain film.
Réalisé par le trop peu connu Edward Yang en 2000, Yi-Yi est une chronique contemporaine d’une famille taïwanaise. Même si quantité de personnages y foisonnent, le réalisateur ne s’est pas attaché à raconter une multitude d’histoires indépendantes les unes des autres, mais à nourrir une réflexion foisonnante sur l’espace et le temps. Effectivement, l’ensemble de ces individualités pourrait être un seul et même personnage démultiplié, rencontré à différentes époques de son existence, mais dont chaque instant semble être ainsi présenté pour faire écho à d’autres. Personnage central de cette fresque, NJ est un quadragénaire mélancolique qui retrouve par hasard un amour passé, Sherry, avec qui il part pour affaires au Japon. Il est marié à Min-min, que le subit coma de sa mère révèle à la vacuité de son existence, et père de deux enfants. Il y a d’abord Ting-ting, jeune fille de 13 ans qui s’éveille aux premiers émois amoureux par l’intermédiaire de sa voisine de palier, Lili, amoureuse d’un jeune garçon surnommé Bouboule, et puis surtout le jeune Yang-yang, garçon espiègle de 8 ans, alter ego du réalisateur. Autour de cette famille nucléaire, gravitent d’autres personnages comme A‑di, beau-frère et collaborateur de NJ, récemment marié à une jeune femme qu’il a mise enceinte.
Le film est en soi une magnifique leçon de cinéma tant il pose une réflexion pertinente sur la notion du « personnage pluriel » selon laquelle le protagoniste d’une œuvre doit trouver un espace mental par le biais de l’échange, d’où la nécessité du deux pour qu’il y ait rencontre. Mais Yi-Yi ne se borne pas à appliquer brillamment une des règles fondamentales du cinéma classique (par opposition au cinéma expérimental), et se risque à ébranler constamment le dispositif pour mieux faire exister les problématiques inhérentes à chacun des personnages. Le titre de ce long-métrage, dont le sous-titre est A One and a Two, nous donne un indice significatif sur le fait qu’il y ait, dans cette œuvre, un évident rapport de dualité, mais surtout l’affirmation d’une individualité, d’une essence, et finalement, le constat d’une naissance. Selon un procédé que l’on appellera passage témoin et que l’on remarque dès le début du film, chaque personnage apparaît pour la première fois à l’écran grâce au déplacement d’un autre. De ce fait, dès les premières minutes, une sorte de gravité s’installe : celle d’appartenir au propos, de ne pas être marginalisé par cet autre à qui incombent les mouvements de caméra et donc, le regard du monde.
Si l’on tente d’analyser le choix du titre original, yi-yi signifie « un à un », « l’un après l’autre » ou encore « tous et chacun ». Le film est donc construit autour du deux. Tout se double et se répète et ce, pour mieux mettre en exergue l’impossibilité du trois. Au même titre, on pourrait s’inspirer de la philosophie chinoise du yin et du yang, que l’on abrège parfois en yi-yi, et selon laquelle « les deux souffles primordiaux ou principes cosmiques qui, par leur alternance et leur interaction, président à l’émergence et à l’évolution de l’univers. Solidaires et complémentaires autant que contraires et différenciés, ils sont le paradigme de tous les couples. Leur double polarité est le rythme fondamental qui anime le souffle. Ils représentent la dualité qui engendre le multiple, tout en témoignant par l’étroite corrélation qui les unit, de l’unité sous-jacente du monde. » L’œuvre d’Edward Yang est donc animée par ce désir, cette puissance mélancolique, cette rêverie éveillée qui espérait le trois, un troisième être, un troisième sexe pourrait-on même suggérer, et de ce fait, matérialise cette impossibilité par la représentation d’un ailleurs qui n’appartient ni à soi, ni à l’autre, mais qui est cet espace existant entre et que le film sublime ici, un espace indéfini, un tout auquel le personnage se heurte car il ne peut y appartenir. À maintes reprises, on constate que les personnages sont comme embarrassés de leur propre corps, comme s’ils étaient gênés qu’on puisse en définir les contours, les limites, un espace physique dans lequel tout serait contenu. Et pour cela, Edward Yang n’hésite pas à laisser des vides entre les couples, les amis, les membres d’une même famille pour signifier toujours plus l’impossible communication du désir, de l’attachement.
Autour de chacun des protagonistes se compose donc cette logique du trois interdit, ou de ce deux tendant dangereusement vers le trois, et qui, par conséquence, peut générer le conflit, le malaise, le non-dit, la tromperie. L’idéal que chacun porte est une représentation indestructible du deux, jeu de miroir parfait dans lequel tous espèrent se retrouver, se complaire. En effet, de cette soif qui porte chaque personnage à l’autre, émerge l’espoir de s’atteindre personnellement : « celui qui veut se connaître de plus près se regarde dans un autre moi qui est toujours pour lui un miroir plus émouvant. La découverte d’une autre conscience est semblable pour nous à celle de ces lieux privilégiés où nous percevons les échos de notre propre voix avec assez de retard pour qu’ils nous paraissent distincts. » Le film débute d’ailleurs sur cette notion du trois fatal. Au mariage d’A-Di et de sa compagne, arrive sa première fiancée, déshonorée d’avoir été exclue de la famille et qui, dans une tentative ultime, vient supplier la grand-mère, gardienne de la mémoire et donc de la trace, dans l’espoir de reformer un autre deux viable, de trouver un ultime écho à sa douleur. A contrario, lors d’une fête donnée en l’honneur de la naissance de l’enfant d’A-Di, cette première fiancée réapparaîtra, excluant à son tour la mère fraîchement épousée alors discréditée par les convives. Autrement dit, les conventions du mariage, du lien officiel, ne peuvent en aucun cas protéger le personnage du trio fatidique. Autre exemple, lorsque NJ retrouve Sherry, son amour passé, il exclut un temps sa femme, mais en renonçant par la suite à la nostalgie, il met Sherry en dehors d’une cellule familiale qu’elle ne peut intégrer. On observe à nouveau le même procédé scénaristique lorsque NJ, confident privilégié d’un homme d’affaires, M. Ota, doit lui forcer la main afin de servir les intérêts de l’entreprise.
Mais dans Yi-Yi, les jeunes générations ne sont pas épargnées. Lili fait une crise de nerfs lorsqu’elle apprend que sa mère, dont elle semble très proche, entretient une aventure avec son professeur : situation angoissante que d’imaginer les deux personnes censées lui inculquer le savoir et la connaissance l’exclure de la sorte. D’autres exemples encore plus significatifs sont applicables aux relations que nourrit Ting-ting pour sa voisine Lili et son ami Bouboule. D’abord simple observatrice, elle s’immisce peu à peu dans cette histoire qu’elle vit dans un premier temps par procuration pour éclipser ensuite sa jeune voisine. Mais, un certain nombre de scènes – la confrontation avec Lili dans l’immeuble, le concert de musique classique avec Bouboule, la chambre d’hôtel dans laquelle elle sera abandonnée – tendent à démontrer que la jeune femme est incapable elle aussi de se construire sur une relation duelle car un troisième parti intervient systématiquement pour la mettre en échec dans cette quête d’elle-même. Le jeune Yang-yang, enfant solitaire mais assoiffé de curiosité et d’inventivité, s’applique à prendre en photo les nuques des passants afin de leur montrer, dit-il, cette partie d’eux-mêmes qu’ils ne sont pas capables de voir, sinon grâce au miroir, métaphore du regard de l’autre. L’enfant, sur lequel le cinéaste se projette, espère donc être cet intermédiaire entre l’individu et sa quête désespérée du double. La représentation de cet antre mystérieux est régulièrement magnifiée par quantité de jeux de vitres et de reflets que l’on retrouve tout au long du film autour de Ming-ming et Sherry. Edward Yang sait nuancer son propos en déployant un espace mental indéfini pour tous ces personnages dits périphériques non impliqués directement dans ce phénomène de passage relais qui, en un peu moins de trois heures, prouve tout ce qu’il peut apporter d’admirable à la création cinématographique.